Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/215

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les tribunaux, tous les juges, tous les jurés, tous les accusés, par conséquent, que vous mettriez à sa merci.

Dans un pays où des ministres disposeraient sans jugement des arrestations et des exils, en vain semblerait-on, pour l’intérêt des lumières, accorder quelque latitude ou quelque sécurité à la presse. Si un écrivain, tout en se conformant aux lois, heurtait les opinions ou censurait les actes de l’autorité, on ne l’arrêterait pas, on ne l’exilerait pas comme écrivain ; on l’arrêterait, on l’exilerait comme un individu dangereux, sans en assigner la cause.

À quoi bon prolonger par des exemples le développement d’une vérité si manifeste ? Toutes les fonctions publiques, toutes les situations privées, seraient menacées également. L’importun créancier qui aurait pour débiteur un agent du pouvoir, le père intraitable qui lui refuserait la main de sa fille, l’époux incommode qui défendrait contre lui la sagesse de sa femme, le concurrent dont le mérite ou le surveillant dont la vigilance lui seraient des sujets d’alarme, ne se verraient point sans doute arrêtés ou exilés comme créanciers, comme pères, comme époux, comme surveillants ou comme rivaux. Mais l’autorité pouvant les arrêter, pouvant les exiler pour des raisons secrètes, où serait la garantie qu’elle n’inventerait pas ces raisons secrètes ? Que risquerait-elle ! Il serait admis qu’on ne peut lui en demander un compte légal ; et quant à l’explication que par prudence elle croirait peut-être devoir accorder à l’opinion, comme rien ne pourrait être approfondi ni vérifié, qui ne prévoit que la calomnie serait suffisante pour motiver la persécution[1] ?

Rien n’est à l’abri de l’arbitraire, quand une fois il

  1. De la responsabilité des ministres, ch. xiv.