Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/217

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tribunaux, dont telle est la mission spéciale, et qui seuls peuvent la remplir.

Je ne sépare point dans mes réflexions les exils d’avec les arrestations et les emprisonnements arbitraires. Car c’est à tort que l’on considère l’exil comme une peine plus douce. Nous sommes trompés par les traditions de l’ancienne monarchie. L’exil de quelques hommes distingués nous fait illusion. Notre mémoire nous retrace M. de Choiseul[1], environné des hommages d’amis généreux, et l’exil nous semble une pompe triomphale. Mais descendons dans des rangs plus obscurs, et transportons-nous à d’autres époques. Nous verrons dans ces rangs obscurs l’exil arrachant le père à ses enfants, l’époux à sa femme, le commerçant à ses entreprises, forçant les parents à interrompre l’éducation de leur famille ou à la confier à des mains mercenaires, séparant les amis de leurs amis, troublant le vieillard dans ses habitudes, l’homme industrieux dans ses spéculations, le talent dans ses travaux. Nous verrons l’exil uni à la pauvreté, le dénûment poursuivant la victime sur une terre inconnue, les premiers besoins à satisfaire, les moindres jouissances impossibles. Nous verrons l’exil uni à la défaveur, entourant ceux qu’il frappe de soupçons et de défiances, les précipitant dans une atmosphère de proscription, les livrant tour à tour à la froideur du premier étranger, à l’insolence du dernier agent. Nous verrons l’exil glaçant toutes les affections dans leur source, la fatigue enlevant à l’exilé l’ami qui le suivait, l’oubli lui disputant les autres amis dont le souvenir représentait à ses yeux sa patrie absente, l’égoïsme adoptant les accusations pour apologies de l’indifférence, et le proscrit

  1. M. de Choiseul, ministre des affaires étrangères et de la guerre, de 1758 à 1770, exilé à Chanteloup en décembre 1770, mort en 1785.