Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/358

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les lenteurs sont superflues ; si les lenteurs ne sont pas superflues, la précipitation est dangereuse. Ne dirait-on pas qu’on peut distinguer à des signes extérieurs et infaillibles, avant le jugement, les hommes innocents et les hommes coupables, ceux qui doivent jouir de la prérogative des formes, et ceux qui doivent en être privés ? C’est parce que ces signes n’existent pas, que les formes sont indispensables ; c’est parce que les formes ont paru l’unique moyen pour discerner l’innocent du coupable, que tous les peuples libres et humains en ont réclamé l’institution. Quelqu’imparfaites que soient les formes, elles ont une faculté protectrice qu’on ne leur ravit qu’en les détruisant ; elles sont les ennemies nées, les adversaires inflexibles de la tyrannie, populaire ou autre. Aussi longtemps qu’elles subsistent, les tribunaux opposent à l’arbitraire une résistance plus ou moins généreuse, mais qui sert à le contenir. Sous Charles Ier, les tribunaux anglais acquittèrent, malgré les menaces de la cour, plusieurs amis de la liberté ; sous Cromwell, bien que dominés par le protecteur, ils renvoyèrent souvent absous des citoyens accusés d’attachement à la monarchie ; sous Jacques II, Jefferies fut obligé de fouler aux pieds les formes, et de violer l’indépendance des juges mêmes de sa création, pour assurer les nombreux supplices des victimes de sa fureur. Il y a dans les formes quelque chose d’imposant et de précis, qui force les juges à se respecter eux-mêmes, et à suivre une marche équitable et régulière. L’affreuse loi qui, sous Robespierre, déclara les preuves superflues, et supprima les défenseurs, est un hommage rendu aux formes[1]. Cette loi démontre que les formes, modifiées, mutilées, torturées en tout sens, par le génie des factions, gênaient en-

  1. Loi des suspects, du 17 septembre 1793.