Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/414

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sensualité. Ils seraient encore émus à la vue d’une femme ; ils ne le seraient pas à la vue d’un vieillard ou d’un enfant. Ce qu’ils auraient de connaissances pratiques leur servirait à mieux rédiger leurs arrêts de massacre ou de spoliation. L’habitude des formes légales donnerait à leurs injustices l’impassibilité de la loi. L’habitude des formes sociales répandrait sur leurs cruautés un vernis d’insouciance et de légèreté qu’ils croiraient de l’élégance. Ils parcourraient ainsi le monde, tournant les progrès de la civilisation contre elle-même, tout entiers à leur intérêt, prenant le meurtre pour moyen, la débauche pour passe-temps, la dérision pour gaîté, le pillage pour but, séparés par un abîme moral du reste de l’espèce humaine, et n’étant unis entre eux que comme les animaux féroces qui se jettent rassemblés sur les troupeaux.

Tels ils seraient dans leurs succès ; que seraient-ils dans leurs revers ?

Comme ils n’auraient eu qu’un but à atteindre, et non pas une cause à défendre, le but manqué, aucune conscience ne les soutiendrait. Ils ne se rattacheraient à aucune opinion ; ils ne tiendraient l’un à l’autre que par une nécessité physique, dont chacun même chercherait à s’affranchir.

Il faut aux hommes, pour qu’ils s’associent réciproquement à leurs destinées, autre chose que l’intérêt. Il leur faut une opinion ; il leur faut de la morale. L’intérêt tend à les isoler, parce qu’il offre à chacun la chance d’être seul plus heureux ou plus habile.

L’égoïsme qui, dans la prospérité, aurait rendu ces conquérants de la terre impitoyables pour leurs ennemis, les rendrait, dans l’adversité, indifférents, infidèles à leurs frères d’armes. Cet esprit pénétrerait dans tous les rangs, depuis le plus élevé jusqu’au plus obscur.