Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/428

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d’élégance qui seule nous distingue des barbares, c’est faire à la nation tout entière un mal que ne compensent ni ses vains succès, ni la terreur qu’elle inspire, terreur qui n’est pour elle d’aucun avantage.

Vouer au métier de soldat le fils du commerçant, de l’artiste, du magistrat, le jeune homme qui se consacre aux lettres, aux sciences, à l’exercice de quelque industrie difficile et compliquée : c’est lui dérober tout le fruit de son éducation antérieure. Cette éducation même se ressentira de la perspective d’une interruption inévitable.

Si les rêves brillants de la gloire militaire enivrent l’imagination de la jeunesse, elle dédaignera des études paisibles, des occupations sédentaires, un travail d’attention, contraire à ses goûts et à la mobilité de ses facultés naissantes. Si c’est avec douleur qu’elle se voit arrachée à ses foyers, si elle calcule combien le sacrifice de plusieurs années apportera de retard à ses progrès, elle désespérera d’elle-même ; elle ne voudra pas se consumer en efforts dont une main de fer lui déroberait le fruit. Elle se dira que, puisque l’autorité lui dispute le temps nécessaire à son perfectionnement intellectuel, il est inutile de lutter contre la force. Ainsi la nation tombera dans une dégradation morale, et dans une ignorance toujours croissante. Elle s’abrutira au milieu des victoires, et, sous ses lauriers mêmes, elle sera poursuivie du sentiment qu’elle suit une fausse route, et qu’elle manque sa destination[1].

Tous nos raisonnements, sans doute, ne sont applicables que lorsqu’il s’agit de guerres inutiles et gratuites.

  1. Il y avait, en France, sous la monarchie, soixante mille hommes de milice. L’engagement était de six ans. Ainsi le sort tombait chaque année sur dix mille hommes. M. Necker appelle la milice une effrayante loterie. Qu’aurait-il dit de la conscription ?