Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/96

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et ne demandant qu’un chef, il s’est offert pour être ce chef, pourquoi la multitude s’est-elle empressée à solliciter de lui l’esclavage ? Quand la foule se complaît à manifester du goût pour la servitude, elle serait par trop exigeante, si elle prétendait que son maître dût s’obstiner à lui donner de la liberté.

Je le sais, la nation se calomniait elle-même, ou se laissait calomnier par des interprètes infidèles. Malgré l’affectation misérable qui parodiait l’incrédulité, tout sentiment religieux n’était pas détruit ; en dépit de la fatuité qui se disait égoïste, l’égoïsme ne régnait pas seul, et, quelles que fussent les acclamations qui faisaient retentir les airs, le vœu national n’était pas la servitude : mais Buonaparte a dû s’y tromper, lui, dont la raison n’était pas éclairée par le sentiment, et dont l’âme n’était pas susceptible d’être exaltée par une généreuse inconséquence. Il a jugé la France d’après ses paroles, le monde d’après la France telle qu’il l’imaginait. Parce que l’usurpation immédiate était facile, il a cru qu’elle pouvait être durable, et, devenu usurpateur, il a fait ce que dans notre siècle l’usurpation condamne tout usurpateur à faire.

Il fallait étouffer dans l’intérieur toute vie intellectuelle ; il a banni la discussion et proscrit la liberté de la presse.

La nation pouvait s’étonner de ce silence : il y a pourvu par des acclamations arrachées ou payées, qui semblaient un bruit national.

Si la France fût restée en paix, les citoyens tranquilles, les guerriers oisifs auraient observé le despote, l’auraient jugé, se seraient communiqué leurs jugements. La vérité aurait traversé les rangs du peuple. L’usurpation n’aurait pas résisté longtemps à l’influence de la vérité. Buonaparte était donc forcé à distraire l’at-