Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 11, 1839.djvu/137

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mes succès d’aujourd’hui à ta complaisance, et quoiqu’ils n’aient pas tourné comme je l’avais espéré, je ne dois pas moins t’en remercier. Tu as dû être toi-même cruellement traité par le monde, ou tu n’aurais pas songé à un vieillard méprisé, lorsque les applaudissements résonnaient à ton oreille, et que ton jeune cœur battait du plaisir que donne la gloire d’un triomphe.

— La nature t’a donné un langage énergique, pêcheur. Il est vrai que ma jeunesse ne s’est point écoulée au milieu des jeux et des plaisirs de mon âge ; la vie n’a point été une fête pour moi : mais qu’importe. Le sénat n’aime pas qu’on lui demande de diminuer le nombre des matelots des galères, et tu dois recevoir une autre récompense. J’ai pris sur moi la chaîne et l’aviron d’or, espérant que tu les recevrais de mes mains.

Antonio eut l’air surpris ; mais cédant à une curiosité naturelle, il regarda un moment le prix avec envie ; puis reculant en tressaillant, il dit brusquement, et avec le ton d’un homme dont la résolution est arrêtée : — Je m’imaginerais que ce bijou est teint du sang de mon petit-fils ! garde-le, on te l’a donné, et il t’appartient de droit : et maintenant qu’ils ont refusé d’écouter ma prière, il m’est inutile et doit revenir à celui qui l’a gagné.

— Tu n’accordes rien, pêcheur, à la différence des années et à des muscles qui sont dans toute leur vigueur. Je crois qu’en adjugeant ce prix on devrait penser à ces causes réunies, et on s’apercevrait que tu nous as tous battus. Grand saint Théodore ! j’ai passé mon enfance un aviron à la main, et jamais jusqu’ici je n’avais rencontré à Venise un homme qui me forçât à conduire ma gondole aussi vite ! Tu effleurais l’eau avec la même délicatesse que les doigts d’une dame effleurent les cordes d’une harpe, et en même temps avec la force que mettent les vagues à rouler sur le Lido !

— J’ai vu le temps, Jacopo, où, dans une telle lutte, j’aurais fatigué jusqu’à ton jeune bras. C’était avant la naissance de mon fils aîné qui mourut dans une bataille contre les Ottomans, époque à laquelle ce cher fils me laissa un enfant à la mamelle. Tu n’as jamais vu mon fils, bon Jacopo ?

— Je n’ai pas été assez heureux pour cela, vieillard ; mais s’il te ressemblait, tu dois pleurer sa perte. Corpo di Diana ! je ne saurais être bien fier du mince avantage que la jeunesse et la force m’ont donné.