Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 11, 1839.djvu/399

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la multitude. Gelsomina poussa un cri de joie et se retourna pour se jeter dans les bras de son amant qu’elle croyait sauvé. La hache brilla devant ses yeux ; et la tête de Jacopo roula sur les pavés comme pour venir à elle. Un mouvement général dans la masse vivante des spectateurs annonça le dénouement de cette tragédie.

Les Dalmates se formèrent en colonne ; les sbires fendirent la foule pour retourner dans leurs corps-de-garde ; l’eau de la baie fut jetée sur les dalles ; la sciure de bois ensanglantée fut ramassée ; la tête, le tronc, le panier, la hache, l’exécuteur, tout disparut, et la multitude circula autour de ce lieu fatal.

Pendant ce moment aussi court qu’horrible, le père Anselmo et Gelsomina, restèrent immobiles. Tout était consommé, et cette scène leur paraissait encore une illusion.

— Emmenez cette folle ! dit un officier de police en montrant Gelsomina.

On lui obéit avec une promptitude vénitienne ; et avant qu’on eût entraîné l’infortunée hors de la place, on reconnut que ces paroles avaient été prophétiques. Le carme respirait à peine : il regardait tour à tour la foule dont il était environné, les fenêtres du palais et le soleil qui brillait dans toute sa gloire.

— Révérend carme, lui dit quelqu’un à l’oreille, vous êtes perdu dans cette foule ! vous ferez bien de me suivre.

Le père Anselmo était trop accablé pour hésiter. Son guide le conduisit par des chemins détournés jusqu’au quai où il s’embarqua sur-le-champ dans une gondole pour gagner la pleine mer. Avant que le soleil fût au milieu de sa course, le moine pensif et encore tremblant voguait vers les États de l’Église, et il ne tarda pas à se trouver établi dans le château de Sainte-Agathe.

À l’heure ordinaire, le soleil se coucha derrière les montagnes du Tyrol, et la lune se leva au-dessus du Lido. Les rues étroites de Venise envoyèrent de nouveau leurs milliers d’individus sur les deux places. Une douce lumière tomba sur la belle architecture du palais et sur la tour colossale, comme les rayons d’une gloire trompeuse couronnent la tête des îles.

Les lampes jetèrent une clarté brillante sous les portiques ; les hommes au cœur gai plaisantèrent, les oisifs tuèrent le temps, les masques s’occupèrent de leurs projets secrets, les cantatrices et les grimaciers jouèrent leur rôle ordinaire, et toute cette popu-