Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 16, 1839.djvu/46

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Quoique mistress Jarvis se fût donné les plus grandes peines pour attirer ce soir-là chez elle les personnages les plus distingués de sa connaissance, l’élégance simple des deux équipages qui amenèrent la famille Effingham et leurs amis éclipsa toutes les autres voitures. Leur arrivée fut jugée d’une telle importance qu’à l’instant même où elles s’arrêtèrent à la porte, on s’empressa d’annoncer à mistress Jarvis, qui était à son poste dans le second salon, qu’elle allait avoir une compagnie infiniment supérieure à toutes celles qui étaient arrivées jusqu’alors. Ce ne fut pas précisément ces termes qu’on employa mais on pouvait en juger par la hâte et l’air affairé de la sœur de mistress Jarvis, qui avait appris cette nouvelle d’un domestique, et qui en fit part in propriâ personâ à la maîtresse de la maison.

L’usage simple et très-utile d’annoncer à la porte du salon les noms de ceux qui arrivent, usage indispensable pour ceux qui reçoivent beaucoup de monde, et qui courent le risque de voir entrer chez eux des gens qu’ils connaissent de nom plus que de vue, n’est pas, à beaucoup près, généralement adopté en Amérique. Mistress Jarvis y aurait même réfléchi deux fois avant de se permettre une pareille innovation, si elle avait su qu’elle était admise ailleurs ; mais elle vivait dans une heureuse ignorance sur ce point, comme sur plusieurs autres qu’il aurait été plus essentiel qu’elle connût pour pouvoir briller comme elle le désirait dans la société. Quand mademoiselle Viefville parut avec Ève et Grace, suivies du capitaine Truck, du baronnet et de John Effingham, mistress Jarvis s’imagina d’abord que c’était une méprise, et que cette compagnie avait cru entrer dans une autre maison de la même rue où il y avait une assemblée rivale le même soir.

— Quels gens grossiers ! dit à demi-voix mistress Abijah Gross, qui, étant venue deux ans auparavant d’un village de l’intérieur de la Nouvelle-Angleterre, se croyait un modèle de tact social, et au fait des points les plus minutieux du savoir-vivre. Voici positivement deux jeunes personnes qui entrent sans que personne leur donne la main.

Mais il n’était pas au pouvoir du chuchotement et du sourire ricaneur de mistress Abijah Gross d’empêcher de rendre justice à deux créatures aussi aimables qu’Ève et sa cousine ; et après ce sarcasme solitaire, l’élégante simplicité de leur parure, leur grâce et leur beauté, non moins que leur air de modestie, imposèrent silence à la critique. Mistress Jarvis reconnut bientôt Ève et John