Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/264

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tout vous dire, cette idée me sourit, et je suis à peu près décidé à rester ici, quand vous partirez.

Je regardai Marbre avec étonnement. Il était évident qu’il ne plaisantait pas ; il avait pris au sérieux les châteaux en Espagne du major. Déjà j’avais remarqué l’attention profonde avec laquelle il l’écoutait pendant le déjeuner, et la vivacité avec laquelle il s’était exprimé lui-même ; mais j’étais loin d’en avoir soupçonné le motif. Quoi qu’il en soit, je connaissais trop bien l’homme pour savoir que je ne gagnerais rien à le heurter de front, et qu’il serait très-difficile de le faire revenir de ses idées. Le véritable motif était évidemment la mortification qu’il avait éprouvée lorsqu’il venait de prendre à peine le commandement de la Crisis ; car il était trop loyal et trop fier pour songer un moment à s’abriter derrière mon succès.

— Vous n’y avez pas encore assez réfléchi, mon ami, répondis-je d’une manière évasive, sachant qu’il serait inutile de tourner la chose en plaisanterie ; attendez jusqu’à demain, peut-être aurez-vous changé d’avis.

— Je ne crois pas, Miles. Ici se trouve tout ce dont j’ai besoin. Quand vous aurez emporté tout ce que vous jugerez utile pour le service du bâtiment, ou dans l’intérêt des armateurs, il restera encore de quoi nourrir vingt hommes comme moi.

— Ce n’est point la nourriture qui m’inquiète ; l’île offre de grandes ressources sous ce rapport ; mais songez à l’affreuse solitude dans laquelle vous vous trouveriez, à cette vie sans but, sans objet, aux chances de maladie, à la mort, si cruelle dans un pareil abandon. L’homme n’a pas été mis au monde pour vivre seul ; il lui faut de la société, et…

— J’y ai réfléchi, et cette existence est de mon goût. Ici, je serai tout à fait dans mon élément, comme un ermite. Je ne dis pas qu’il ne me serait pas agréable d’avoir quelqu’un avec moi, vous, par exemple, ou Talcolt, ou le major, ou même Neb ; car, pour avoir des compagnons, il faut qu’ils soient bons ; autrement il vaut mille fois mieux s’en passer. Ainsi donc je resterai seul. Vous parlerez sans doute de l’île quand vous serez de retour au pays, et peut-être quelque bâtiment touchera-t-il ici de temps en temps par curiosité de voir le vieil ermite ; de sorte que j’aurai de vos nouvelles tous les quatre ou cinq ans.

— Merci du ciel ! Marbre, vous ne persisterez pas dans un projet aussi insensé !

— Regardez ma position, Miles, et décidez vous-même. Je suis sans ami sur la terre, — j’entends sans ami naturel ; car je ne doute