Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/323

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m’a-t-il été impossible de refuser. En même temps il aime M. Drewett, qui, à part quelques excentricités fashionables, est vraiment un jeune homme d’honneur et de talent. Une des sœurs de M. Drewett est entrée en se mariant dans une des meilleures familles qui demeurent sur l’autre rive de l’Hudson ; il vient la voir tous les étés, et sans doute il profitera du voisinage pour venir à Clawbonny.

J’éprouvai un premier mouvement d’indignation ; mais la raison reprit bientôt le dessus. Certes M. Hardinge était bien libre d’inviter qui il voulait pendant ma minorité ; ma mère, en lui déléguant tous ses pouvoirs, lui en avait formellement donné le droit ; mais c’était insulter si ouvertement à ma passion, que de faire venir dans ma propre maison un amant déclaré de Lucie, que je fus bien près de dire quelque sottise. Heureusement je me contins, et Grace ne sut jamais ce qu’il m’en avait coûté. Enfin Lucie avait refusé plusieurs partis ; c’était déjà quelque chose ; et je mourais de savoir quels étaient ces partis. Je crus du moins pouvoir risquer de le demander.

— Connaissiez-vous les personnes que vous supposez que Lucie a refusées ? dis-je de l’air le plus indifférent qu’il me fut possible de prendre, affectant de détruire une toile d’araignée avec ma canne, et poussant la comédie jusqu’à siffler entre mes lèvres.

— Sans doute, et comment saurais-je quelque chose autrement, puisque Lucie ne m’en a jamais dit un mot ? Mistress Bradfort en a bien plaisanté un peu avec moi, mais elle n’était pas plus que moi dans sa confidence.

— Ah ! vous en avez plaisanté ! à merveille. C’est une excellente plaisanterie en effet que de voir un pauvre diable perdre ainsi la tête, et de s’amuser de ses tourments !

— Votre remarque est vraie, Miles, et vos reproches sont fondés, dit Grace en changeant de ton. Nous autres femmes, nous ne traitons pas ce sujet assez sérieusement. Et pourtant je ne crois pas possible qu’on repousse une personne qui vous est sincèrement attachée, sans la plaindre du fond du cœur. Mais, tenez, votre sexe sent moins vivement que le nôtre, et il y a peu d’hommes qui meurent d’amour. Songez aussi que jamais Lucie n’a donné et ne donnera d’espérance à un homme qu’elle n’aimerait pas ; il n’a donc jamais pu exister de ces relations intimes, sans lesquelles le cœur ne saurait se prendre beaucoup. Une passion qui n’est point produite par un échange de sentiments et de pensées n’est guère qu’une affaire de caprice ou d’imagination.

— Ainsi donc je suppose que nos quatre prétendants sont radicalement guéris, à l’heure qu’il est ? dis-je en me remettant à siffler.