Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/379

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— Grace, que voulez-vous dire, ma chère, ma bien aimée sœur ? Pourquoi vous trouvai-je ainsi ?

— Faut-il vous le dire, Miles, et ne comprenez-vous pas ?

Je ne répondis qu’en lui serrant vivement la main. Je ne comprenais que trop cette déplorable histoire. Ce que j’avais peine à m’expliquer, c’est que Grace eût pu concevoir un attachement si profond pour un être que j’avais toujours connu si vain et si frivole. Je ne savais pas encore jusqu’où va la confiance aveugle de la femme qui aime véritablement, et combien elle se plaît à parer l’objet de son choix de toutes les perfections qu’elle lui voudrait. Dans l’angoisse de mon âme, je murmurai, assez haut pour être entendu : l’infâme !

Grace, qui jusqu’à ce moment était restée penchée sur mon épaule, releva aussitôt la tête. On eût dit alors un sage du ciel, plutôt qu’une habitante de ce monde pervers. Sa beauté avait quelque chose de sursaturel, et je tremblais de la perdre avant la fin même de notre triste entrevue ; tant le lien qui l’attachait encore à la vie semblait faible et fragile. La fièvre qui la minait sourdement donnait à sa physionomie si douce et si suave une sorte de rayonnement divin. Cependant son regard prit une expression de tristesse et de reproche.

— Ce n’est pas bien, mon frère, dit-elle solennellement ; ce n’est point là ce que Dieu commande ; ce n’est point ce que j’attendais de vous, ce que j’ai le droit d’attendre du seul homme qui m’aime sur la terre.

— Et comment voulez-vous que je pardonne jamais au misérable qui vous a si longtemps trompée, ma pauvre sœur, qui nous a trompés tous, et qui maintenant vous abandonne pour une autre, sous l’impulsion d’une sotte vanité ?

— Miles, mon bon, mon généreux frère, écoutez-moi, reprit Grace en serrant convulsivement une de mes mains dans les siennes, et ayant peine à se maîtriser dans l’excès de son inquiétude. Toutes pensées de colère, de ressentiment, de fierté même, doivent être mises de côté. C’est à moi que vous en devez le sacrifice, à moi dont la mémoire serait exposée autrement à des imputations odieuses. Si j’avais quelque reproche à me faire, j’accepterais toute espèce de châtiment ; mais à coup sûr ce n’est pas un crime si impardonnable de ne pouvoir commander à ses affections, pour que je mérite qu’après ma mort mon nom se trouve mêlé à des bruits injurieux provoqués par une semblable querelle. Et puis songez que vous avez vécu en frères ; songez à l’excellent M. Hardinge, votre tuteur ; songez à ma bonne, à ma fidèle Lucie…