Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

possible de prendre, il faut se faire une raison, et je m’efforcerai dorénavant de jouir du bonheur du marin en aimant mon navire. Mais un dernier mot sur ce sujet pour n’y plus revenir : si M. Drewett et votre fille se sont donné leur foi, pourquoi ne se marient-ils pas ? peut-être attend-on la fin du deuil ?

— Je l’attribue à une autre cause. Rupert est dans la dépendance de sa sœur, et je suis sûr qu’elle désire lui donner la moitié de la fortune de sa cousine ; mais pour cela il faut qu’elle soit majeure, et elle ne le sera que dans deux ans.

Je ne répondis rien, car je sentis que rien n’était plus probable. Lucie n’était pas pour les démonstrations, et elle était d’un caractère à tenir renfermée dans son cœur une résolution de cette nature jusqu’au moment de la réaliser. Les choses en restèrent là entre M. Hardinge et moi sur ce pénible sujet ; mais il était facile de voir que mes aveux l’avaient attristé, et ce fut un motif pour le bon vieillard de me témoigner encore plus d’affection que par le passé. Une ou deux fois dans le cours de la journée, je l’entendis parler tout seul, ce qui était assez son habitude. — Quel dommage ! murmurait-il entre ses dents ; que de regrets ! Je l’aurais préféré pour gendre à tout autre homme ! — Ces exclamations involontaires ne pouvaient qu’augmenter mon attachement pour M. Hardinge.

Vers midi, la Grace et Lucie revint, et Neb m’annonça que le docteur Bard n’était pas chez lui ; il avait laissé ma lettre pour qu’on la lui remît dès que le docteur serait de retour. Il me dit aussi que le vent avait été favorable, et que le Wallingford arriverait certainement à New-York le jour même.

Aucun autre incident ne signala la journée. Je passai l’après-midi avec Grace dans la salle de famille, et nous parlâmes beaucoup du passé, de nos parents surtout, mais sans aucune allusion à l’état actuel des choses, si ce n’est pour l’informer de ce que j’avais cru devoir faire. Il me parut qu’elle n’était pas fâchée d’apprendre que Lucie allait venir, à présent que j’étais avec elle et qu’il n’était pas possible de cacher plus longtemps son mal. Quant aux médecins, quand j’en parlai, je crus lire dans ses yeux une expression de tendre compassion, comme si elle regrettait de me voir me bercer encore de l’illusion qu’elle pouvait être rendue à la santé. À cela près, je passai de doux moments auprès d’elle. Pendant, plus d’une heure, Grâce resta penchée sur mon épaule, me donnant quelquefois de petits coups sur la joue, comme l’enfant qui caresse sa mère ; c’était une ancienne habitude d’enfance, que j’étais heureux et triste à la fois de lui voir reprendre dans un pareil moment.