Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/43

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et j’ai soupçonné depuis qu’elle avait eu un entretien secret avec mon astucieux ami, qui avait une éloquence des plus persuasives quand il voulait l’employer tout de bon. Quant à Lucie, elle me parut n’avoir pas cessé un instant de pleurer.

À neuf heures, il était d’usage que toute la famille se séparât après la prière ; Nous nous couchions alors, sauf M. Hardinge qui travaillait presque toujours jusqu’à minuit. Cette habitude nous obligea de mettre beaucoup de prudence dans notre départ ; et Rupert et moi nous étions hors de la maison à onze heures, sans avoir été découverts. Nous avions pris congé de nos sœurs à la hâte, dans un corridor, chacun de nous embrassant la sienne, comme si nous nous quittions pour la nuit. À dire vrai, nous fûmes charmés et en même temps un peu surpris de voir avec quelle raison Grace et Lucie se conduisirent dans cette occasion ; car nous nous étions attendus à une scène, surtout de la part de la première.

Nous nous éloignâmes de la maison le cœur gros. Il est peu de jeunes gens qui quittent pour la première fois le toit paternel pour s’aventurer dans le monde, sans avoir le sentiment de l’isolement dans lequel ils vont se trouver. Nous marchions vite et en silence, et quoiqu’il y eût près de deux milles jusqu’au lieu de l’embarquement, nous y étions en moins d’une demi-heure. J’allais parler à Neb, dont je voyais la figure sur le bateau, lorsque j’aperçus à six pieds de moi deux formes légères. C’étaient Grace et Lucie en pleurs, qui attendaient notre arrivée pour nous voir partir. J’avoue que je fus ému et tourmenté de voir ces deux frêles créatures si loin de la maison à une pareille heure, et mon premier mouvement fut de les reconduire avant d’entrer dans le bateau ; mais ni l’une ni l’autre n’y voulut consentir ; mes supplications furent inutiles : il fallut me soumettre.

Je ne sais trop comment cela se fit, et je ne me charge pas de l’expliquer, mais, quelque étrange que le fait puisse paraître, au moment d’une pareille séparation, ce fut avec la sœur de son ami que chacun de nous se trouva à l’écart, pour lui faire ses adieux et ses dernières recommandations. Ce n’étaient pas des propos d’amour, ni rien de semblable ; non, nous étions trop jeunes pour cela ; mais nous obéissions à une impulsion qui, aurait dit Rupert, produisait ce résultat.

Que se passa-t-il entre Grace et son compagnon ? je n’en sais rien. Entre Lucie et moi il n’y eut rien que de franc et de loyal. L’excellente fille me mit de force dans la main six pièces d’or que je savais lui venir de sa mère, et dont je lui avais entendu dire bien des fois qu’elle