Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tincte, elle le remercia des soins qu’il avait prodigués à de pauvres orphelins et appela sur lui les bénédictions du ciel. Cette scène inattendue et si touchante d’une jeune fille bénissant un vieillard enleva au bon ministre tout son courage ; il tomba sur une chaise, et sanglota amèrement. Ses gémissements firent sortir Lucie de l’espèce d’anéantissement dans lequel elle était plongée, et elle regarda avec stupeur les cheveux gris de son père, pendant qu’il était entraîné par la force de son émotion. Mais des sentiments de cette nature ne pouvaient dominer longtemps un homme du caractère de M. Hardinge, et il reprit bientôt autant de sang-froid qu’il était possible d’en conserver auprès d’un lit de mort.

— On peut croire que je suis bien jeune pour mourir, reprit Grace, mais je suis déjà fatiguée du monde, et je remercie Dieu de me rappeler dès à présent. Lucie, ma bien-aimée, ouvrez les rideaux de la fenêtre en face, que je puisse voir encore une fois ce cher Clawbonny ; ce sera mon dernier regard sur le monde extérieur.

Ce désir de prendre congé d’objets inanimés, qu’on a connus, qu’on a aimés longtemps, est assez général à l’heure suprême. Il n’est pas dans notre nature de quitter pour jamais ce bel univers, sans jeter un dernier regard derrière nous. La main du divin Créateur avait imprimé ce jour-là un caractère particulier de beauté à mon petit domaine ; un saint repos semblait planer en quelque sorte sur les vergers, sur les prairies, sur les collines boisées. Le lit de Grace avait été placé exprès de manière à ce que, sans se déranger, elle pût découvrir toute la ferme, et ç’avait été pour elle une douce distraction, pendant ses longues heures de retraite, de pouvoir contempler des scènes si familières et si chéries. Je vis ses lèvres remuer, pendant qu’elle y jetait un dernier regard, et je suis convaincu que quelque sentiment particulier, se rattachant au passé, s’éveilla dans son âme à ce moment solennel. Je suivis la direction de ses yeux, et je m’aperçus qu’ils étaient fixés sur le petit bois ou Rupert et moi nous avions rencontré les deux amies à notre retour de la mer ; but ordinaire de nos promenades, lieu favori qui, sans doute, avait été témoin de plus d’une tendre confidence entre Grace et son amant parjure. La mort avait beau faire déjà sentir son aiguillon, son cœur de femme ne pouvait rester fermé aux impressions produites par un pareil spectacle. En vain les rayons étincelants du soleil inondaient tout le paysage de flots de lumière ; en