Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 8, 1839.djvu/226

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line avait fait plus de trois lieues. Cependant la voile inconnue se montrait toujours à l’ouest, comme si c’eût été une ombre jetée par le premier navire sur les nuages sombres et éloignés. Le changement de marche de ce vaisseau presque imperceptible faisait qu’une plus large surface de ses voiles était exposée aux yeux des spectateurs ; mais du reste aucun autre changement visible ne s’y faisait remarquer. Si les voiles en avaient été matériellement augmentées, la distance et l’obscurité empêchaient même l’intelligent Earing de s’en assurer. Peut-être l’esprit exalté du digne lieutenant était-il trop disposé à croire aux pouvoirs surnaturels de ce voisin inexplicable, pour pouvoir exercer pleinement ses facultés ordinaires et profiter de son expérience ; mais Wilder, après s’être fatigué les yeux à force d’examens répétés à chaque instant, fut obligé de s’avouer à lui-même que cet étrange navire semblait glisser sur l’immensité de l’océan, plutôt comme un corps flottant dans les airs que comme un vaisseau conduit par les moyens ordinairement employés par les marins.

Mrs Wyllys et son élève s’étaient alors retirées dans leur cabine ; la première se félicitant en secret de la perspective de quitter bientôt un navire qui avait commencé son voyage avec des circonstances assez sinistres pour déranger l’équilibre d’un esprit aussi cultivé et aussi bien gouverné que le sien. Gertrude fut laissée dans l’ignorance du changement de marche du bâtiment. À ses yeux sans expérience tout offrait les mêmes apparences sur la solitude de l’océan ; et Wilder pouvait changer aussi souvent qu’il lui plaisait la direction de son navire, sans que la plus jeune et la plus belle des deux dames qu’il avait à bord s’en aperçût.

Il n’en était pas ainsi de l’intelligent commandant de la Caroline. La route qu’il suivait au milieu des ténèbres n’avait pour lui ni doute ni obscurité. Ses yeux s’étaient rendus familiers depuis long-temps avec tous les astres qui se lèvent du sein agité des mers pour se coucher dans une autre partie de ce sombre élément ; et un souffle de vent, traversant les ondes, ne frappait pas ses joues brûlantes, sans qu’il pût dire de quel point de l’horizon il partait. Il connaissait chaque mouvement que faisait la proue de son vaisseau, et savait quel en serait l’effet. Son esprit marchait d’un pas égal à la course de son navire au milieu de tous ses détours sur une plage où nul chemin n’est tracé ; et il n’avait guère besoin d’employer les moyens accessoires de son art pour savoir de