Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/103

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EXAMEN.


Ce poëme a tant d’avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n’ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous mes ouvrages réguliers où je me suis permis le plus de licence, il passe encore pour le plus beau auprès de ceux qui ne s’attachent pas à la dernière sévérité des règles ; et depuis cinquante ans[1] qu’il tient sa place sur nos théâtres, l’histoire ni l’effort de l’imagination n’y ont rien fait voir qui en aye effacé l’éclat. Aussi a-t-il les deux grandes conditions que demande Aristote aux tragédies parfaites, et dont l’assemblage se rencontre si rarement chez les anciens ni chez les modernes[2] ; il les assemble même plus fortement et plus noblement que les espèces que pose ce philosophe. Une maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son amant, qu’elle tremble d’obtenir, a les passions plus vives et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa sœur[3] ; et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions, qu’elle dompte sans les affoiblir, et à qui elle laisse toute

  1. Var. (édit. de 1660-1663) : et depuis vingt-trois ans ; — (édit. de 1664) et depuis vingt-huit ans ; — (édit. de 1668) et depuis trente-cinq ans. — Ces dates sont peu précises : en 1682 il y avait, non pas cinquante ans, mais seulement quarante-six, que le Cid avait été représenté. Il y a d’autres inexactitudes de ce genre dans les écrits de Corneille. Nous avons vu Claveret lui reprocher de s’être vanté en 1637, dans la Lettre apologétique, de ses « trente années d’études. » Voyez tome I, p. 129 et 130.
  2. Var. (édit. de 1660-1668) : chez les anciens et les modernes.
  3. Var. (édit. de 1660-1664) : entre un mari et une femme, une mère et un fils, un frère et une sœur. — Voyez tome I, p. 65.