Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/237

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non pour te tuer. Va-t’en, et fais eu sorte de te retirer sans qu’on te voie. C’est bien assez de m’avoir ôté ma vie sans m’ôter encore ma renommée.

— Satisfais mon juste désir : frappe. — Laisse-moi. — Écoute : songe que me laisser ainsi est une dure vengeance ; me tuer ne le serait pas. — Eh bien, cela même est ce que je veux. — Tu me désespères, cruelle ! ainsi tu m’abhorres ? — Je ne le puis : mon destin m’a trop enchaînée. — Dis-moi donc ce que ton ressentiment veut faire. — Quoique femme, pour ma gloire, je vais faire contre toi tout ce que je pourrai… souhaitant de ne rien pouvoir. — Ah ! qui eût dit, Chimène ?… — Ah ! Rodrigue, qui l’eût pensé ?… — Que c’en était fait de ma félicité ?… — Que mon bonheur allait périr ?… Mais, ô ciel ! je tremble qu’on ne te voie sortir… (Elle pleure[1].) — Que vois-je ?… — Pars, et laisse-moi à mes peines. — Adieu donc, je m’en vais mourant. »

On peut donc, et ce n’est que justice, reconnaître une rectitude de développement, une précision de dessin beaucoup plus marquées ici que dans Corneille.

« Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi[2] ! »


C’est le premier hémistiche qui seul est traduit : et remarquez en effet quelle plus grande place occupe dans la scène espagnole plus courte, cette préoccupation si convenable, cet effroi de la jeune fille, et même cette colère, d’être forcée de s’entretenir en un tel moment, dans sa maison, avec Rodrigue. Quand il lui dit :

« Quatre mots seulement :
Après, ne me réponds qu’avecque cette épée[3], »


le sens, le motif de ces quatre mots, fort net dans l’espagnol, c’est qu’il veut d’abord se faire absoudre par sa maîtresse, et puis recevoir la mort de sa main. L’incident de l’épée dont nous avons parlé, et plusieurs autres détours, suspendent ou dénaturent un peu cette inspiration tendre et naïve. Cet incident s’achève sur les justes instances de Chimène, soit que l’odieuse épée rentre dans le fourreau, soit que l’acteur la jette au loin. (À défaut d’une note de l’auteur, la tradition est insuffisante.) Mais comment revenir à ces quatre mots

  1. C’est ce dont le texte n’avertit point. Cette parenthèse est due à la Beaumelle ; le cri : « Que vois-je ? » n’a sans elle aucun sens. Corneille n’a pas trouvé cette indication de scène, ce mouvement de Rodrigue revenant sans doute sur ses pas ; mais il a aussi mis beaucoup de larmes dans cette séparation, qui alors en faisait tant couler, en cette première jeunesse de nos émotions théâtrales. Les deux phrases entrecoupées qui précèdent n’ont tout leur sens qu’accompagnées de sanglots.
  2. Acte III, scène iv, vers 852.
  3. Ibidem, vers 856 et 857.