Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/98

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le reste, que les lieux et les temps peuvent changer, il l’a négligé, et n’a pas même prescrit le nombre des actes, qui n’a été réglé que par Horace beaucoup après lui[1].

Et certes, je serois le premier qui condamnerois le Cid, s’il péchoit contre ces grandes et souveraines maximes que nous tenons de ce philosophe ; mais bien loin d’en demeurer d’accord, j’ose dire que cet heureux poëme n’a si extraordinairement réussi que parce qu’on y voit les deux maîtresses conditions (permettez-moi cet[2] épithète) que demande ce grand maître aux excellentes tragédies, et qui se trouvent si rarement assemblées dans un même ouvrage, qu’un des plus doctes commentateurs de ce divin traité qu’il en a fait, soutient que toute l’antiquité ne les a vues se rencontrer que dans le seul Œdipe[3]. La première est que celui qui souffre et est persécuté ne soit ni tout méchant ni tout vertueux, mais un homme plus vertueux que méchant, qui par quelque trait de foiblesse humaine qui ne soit pas un crime, tombe dans un malheur qu’il ne mérite pas ; l’autre, que la persécution et le péril ne viennent point d’un ennemi, ni d’un indifférent, mais d’une personne qui doive aimer celui qui souffre et en être aimée[4]. Et voilà, pour en parler sainement, la véritable et seule cause de tout le succès du Cid, en qui l’on ne peut méconnoître ces deux conditions, sans s’aveugler soi-même pour lui faire injustice. J’achève donc en m’acquittant de ma parole ; et après vous avoir dit en passant ces deux mots pour le

  1. Voyez l’Art poétique d’Horace, vers 189 et 190.
  2. Cet est au masculin dans les impressions de 1648-1656, c’est-à-dire dans toutes les éditions publiées par Corneille qui donnent cet Avertissement. Voyez ci-dessus, p. 22, ligne 5.
  3. Corneille veut parler de Robortel qu’il nomme dans un passage du Discours de la tragédie où il a déjà exposé les idées sur lesquelles il revient ici. Voyez tome I, p. 59 et p. 33.
  4. Var. (édit. de 1654 et de 1656} : celui qui souffre en être aimé.