Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 2.djvu/183

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Ces amis dont pour vous je gagnai les suffrages
Quand il fallut aux Grecs élire un général,
Eux qui vous ont soumis les plus nobles courages,
Et fait ce haut pouvoir qui leur est si fatal :
Leur seul amour pour moi les livre à leur ruine ;
Il leur coûte l’honneur, l’autorité, le bien ;
Cependant plus j’y songe, et plus je m’examine,
Moins je trouve, Seigneur, à me reprocher rien.

agésilas

Dites tout : vous avez la mémoire trop bonne
Pour avoir oublié que vous me fîtes roi,
Lorsqu’on balança ma couronne
Entre Léotychide et moi.
Peut-être n’osez-vous me vanter un service
Qui ne me rendit que justice,
Puisque nos lois voulaient ce qu’il sut maintenir ;
Mais moi qui l’ai reçu, je veux m’en souvenir.
Vous m’avez donc fait roi, vous m’avez de la Grèce
Contre celui de Perse établi général ;
Et quand je sens dans l’âme une ardeur qui me presse
De ne m’en revancher pas mal,
À peine sommes-nous arrivés dans Éphèse,
Où de nos alliés j’ai mis le rendez-vous,
Que sans considérer si j’en serai jaloux,
Ou s’il se peut que je m’en taise,
Vous vous saisissez par vos mains
De plus que votre récompense ;
Et tirant toute à vous la suprême puissance,
Vous me laissez des titres vains.
On s’empresse à vous voir, on s’efforce à vous plaire ;
On croit lire en vos yeux ce qu’il faut qu’on espère ;
On pense avoir tout fait quand on vous a parlé.
Mon palais près du vôtre est un lieu désolé ;
Et le généralat comme le diadème
M’érige sous votre ordre en fantôme éclatant,
En colosse d’état qui de vous seul attend
L’âme qu’il n’a pas de lui-même,
Et que vous seul faites aller
Où pour vos intérêts il le faut étaler.
Général en idée, et monarque en peinture,
De ces illustres noms pourrais-je faire cas
S’il les fallait porter moins comme Agésilas
Que comme votre créature,
Et montrer avec pompe au reste des humains
En ma propre grandeur l’ouvrage de vos mains ?
Si vous m’avez fait roi, Lysander, je veux l’être.
Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître ;
Mais ne prétendez plus partager avec moi
Ni la puissance ni l’emploi.
Si vous croyez qu’un sceptre accable qui le porte,
À moins qu’il prenne une aide à soutenir son poids,
Laissez discerner à mon choix
Quelle main à m’aider pourrait être assez forte.
Vous aurez bonne part à des emplois si doux,
Quand vous pourrez m’en laisser faire ;
Mais soyez sûr aussi d’un succès tout contraire,
Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous.
Je passe à vos amis qu’il m’a fallu détruire.
Si dans votre vrai rang je voulais vous réduire,
Et d’un pouvoir surpris saper les fondements,
Ils étaient tout à vous ; et par reconnaissance
D’en avoir reçu leur puissance,
Ils ne considéraient que vos commandements.
Vous seul les aviez faits souverains dans leurs villes,
Et j’y verrais encor mes ordres inutiles,
À moins que d’avoir mis leur tyrannie à bas,
Et changé comme vous la face des états.
Chez tous nos Grecs asiatiques
Votre pouvoir naissant trouva des républiques,
Que sous votre cabale il vous plut asservir :
La vieille liberté, si chère à leurs ancêtres,
Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres ;
Et dès qu’on murmurait de se la voir ravir,
On voyait par votre ordre immoler les plus braves
À l’empire de vos esclaves.
J’ai tiré de ce joug les peuples opprimés :
En leur premier état j’ai remis toutes choses ;
Et la gloire d’agir par de plus justes causes
A produit des effets plus doux et plus aimés.
J’ai fait, à votre exemple, ici des créatures,
Mais sans verser de sang, sans causer de murmures ;
Et comme vos tyrans prenaient de vous la loi,
Comme ils étaient à vous, les peuples sont à moi.
Voilà quelles raisons ôtent à vos services
Ce qu’ils vous semblent mériter,
Et colorent ces injustices
Dont vous avez raison de vous mécontenter.
Si d’abord elles ont quelque chose d’étrange,
Repassez-les deux fois au fond de votre cœur ;
Changez, si vous pouvez, de conduite et d’humeur ;
Mais n’espérez pas que je change.

lysander