Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 2.djvu/196

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Je vous ai dit, Seigneur, que j’étais tout à vous ;
Et j’y suis d’autant plus, que malgré l’apparence,
Je trouve des bontés qui passent l’espérance,
Où je n’avais cru voir que des soupçons jaloux.

agésilas

Et que va devenir cette docte harangue
Qui du fameux Cléon doit ennoblir la langue ?

lysander

Seigneur…

agésilas

Nous sommes seuls, j’ai chassé Xénoclès :
Parlons confidemment. Que venez-vous d’écrire
À l’éphore Arsidas, au sénateur Cratès ?
Je vous défère assez pour n’en vouloir rien lire ;
Tout est encor fermé. Voyez.

lysander

Je suis coupable,
Parce qu’on me trahit, que l’on vous sert trop bien,
Et que par un effort de prudence admirable,
Vous avez su prévoir de quoi serait capable,
Après tant de mépris, un cœur comme le mien.
Ce dessein toutefois ne passera pour crime
Que parce qu’il est sans effet ;
Et ce qu’on va nommer forfait
N’a rien qu’un plein succès n’eût rendu légitime.
Tout devient glorieux pour qui peut l’obtenir,
Et qui le manque est à punir.

agésilas

Non, non ; j’aurais plus fait peut-être en votre place :
Il est naturel aux grands cœurs
De sentir vivement de pareilles rigueurs ;
Et vous m’offenseriez de douter de ma grâce.
Comme roi, je la donne, et comme ami discret
Je vous assure du secret.
Je remets en vos mains tout ce qui vous peut nuire.
Vous m’avez trop servi pour m’en trouver ingrat ;
Et d’un trop grand soutien je priverais l’état
Pour des ressentiments où j’ai su vous réduire.
Ma puissance établie et mes droits conservés
Ne me laissent point d’yeux pour voir votre entreprise.
Dites-moi seulement avec même franchise,
Vous dois-je encore bien plus que vous ne me devez ?

lysander

Avez-vous pu, Seigneur, me devoir quelque chose ?
Qui sert le mieux son roi ne fait que son devoir.
En vous de tout l’état j’ai défendu la cause,
Quand je l’ai fait tomber dessous votre pouvoir.
Le zèle est tout de feu quand ce grand devoir presse ;
Et comme à le moins suivre on s’en acquitte mal,
Le mien vous servit moins qu’il ne servit la Grèce,
Quand j’en sus ménager les cœurs avec adresse
Pour vous en faire général.
Je vous dois cependant et la vie et ma gloire ;
Et lorsqu’un dessein malheureux
Peut me coûter le jour et souiller ma mémoire,
La magnanimité de ce cœur généreux…

agésilas

Reprochez-moi plutôt toutes mes injustices,
Que de plus ravaler de si rares services.
Elles ont fait le crime, et j’en tire ce bien,
Que j’ai pu m’acquitter et ne vous dois plus rien.
À présent que la gratitude
Ne peut passer pour dette en qui s’est acquitté,
Vos services, payés d’un traitement si rude,
Vont recevoir de moi ce qu’ils ont mérité.
S’ils ont su conserver un trône en ma famille,
J’y veux par mon hymen faire seoir votre fille :
C’est ainsi qu’avec vous je puis le partager.

lysander

Seigneur, à ces bontés, que je n’osais attendre,
Que puis-je…

agésilas

Jugez-en comme il en faut juger,
Et surtout commencez d’apprendre
Que les rois sont jaloux du souverain pouvoir,
Qu’ils aiment qu’on leur doive, et ne peuvent devoir,
Que rien à leurs sujets n’acquiert l’indépendance,
Qu’ils règlent à leur choix l’emploi des plus grands cœurs ;
Qu’ils ont pour qui les sert des grâces, des faveurs,
Et qu’on n’a jamais droit sur leur reconnaissance.
Prenons dorénavant, vous et moi, pour objet,
Les devoirs qu’il faudra l’un à l’autre nous rendre :
N’oubliez pas ceux d’un sujet,
Et j’aurai soin de ceux d’un gendre.


Scène VIII

Agésilas, Lysander, Aglatide, conduite par Xénoclès
aglatide

Sur un ordre, Seigneur, reçu de votre part,
Je viens, étonnée et surprise
De voir que tout d’un coup un roi m’en favorise,
Qui me daignait à peine honorer d’un regard.

agésilas

Sortez d’étonnement. Les temps changent, Madame,
Et l’on n’a pas toujours mêmes yeux ni même âme.
Pourriez-vous de ma main accepter un époux ?

aglatide

Si mon père y consent, mon devoir me l’ordonne ;
Ce me sera trop d’heur de le tenir de vous.
Mais avant que savoir quelle en est la personne,
Pourrais-je vous parler avec la liberté
Que me souffrait à Sparte un feu trop écouté,
Alors qu’il vous plaisait, ou m’aimer, ou me dire