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ACTE IV, SCÈNE VI.

Ne peut rien sur ma gloire, et rien sur mon devoir.
Ici l’honneur m’oblige, et j’y veux satisfaire ;
Qu’après le sort se montre ou propice ou contraire,
Comme son naturel est toujours inconstant,
Périssant glorieux, je périrai content.
Je te dirai bien plus, mais avec confidence,
La secte des chrétiens n’est pas ce que l’on pense :
On les hait ; la raison je ne la connois point ;
Et je ne vois Décie injuste qu’en ce point.
Par curiosité j’ai voulu les connoître :
On les tient pour sorciers dont l’enfer est le maître ;
Et sur cette croyance on punit du trépas
Des mystères secrets que nous n’entendons pas.
Mais Cérès Éleusine, et la Bonne Déesse,
Ont leurs secrets comme eux à Rome et dans la Grèce ;
Encore impunément nous souffrons en tous lieux,
Leur Dieu seul excepté, toutes sortes de dieux :
Tous les monstres d’Égypte ont leurs temples dans Rome ;
Nos aïeux à leur gré faisaient un dieu d’un homme ;
Et leur sang parmi nous conservant leurs erreurs,
Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs :
Mais, à parler sans fard de tant d’apothéoses,
L’effet est bien douteux de ces métamorphoses.
Les chrétiens n’ont qu’un Dieu, maître absolu de tout,
De qui le seul vouloir fait tout ce qu’il résout :
Mais, si j’ose entre nous dire ce que me semble,
Les nôtres bien souvent s’accordent mal ensemble ;
Et, me dût leur colère écraser à tes yeux,
Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.
Enfin chez les chrétiens les mœurs sont innocentes,
Les vices détestés, les vertus florissantes ;
Ils font des vœux pour nous qui les persécutons,
Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,
Les a-t-on vus mutins ? les a-t-on vus rebelles ?
Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?
Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux ;
Et, lions au combat, ils meurent en agneaux.
J’ai trop de pitié d’eux pour ne les pas défendre.