Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/18

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alors en secret au tableau que l’orateur en aurait fait, mesurerait du moins d’un coup d’œil tout ce qui manquerait à la ressemblance, et saurait à peu près ce que la nation attend de lui. Ce que je pardonne moins à M. Thomas, ce sont quelques idées peu justes que j’ai rencontrées dans son Éloge. Il examine, par exemple, si la sensibilité dans un prince n’est pas plus dangereuse qu’utile, et si la raison et l’amour général de l’ordre ne suffisent pas pour faire le bien ? Il décide la question en plaignant ceux dont l’âme indifférente et froide en peut faire de pareilles. Cela est bientôt dit ; mais un philosophe ne se paye pas d’une injure, et ne va pas si vite. M. Thomas dit des choses merveilleuses du sentiment et de ses effets sur l’âme d’un prince. Il dit que c’est lui qui humecte ses yeux de toutes les larmes qui se répandent, qui le fait frissonner à tous les gémissements, qui le fait palpiter à la vue de tous les malheurs, qui porte sur son cœur le contre-coup de tous les maux, épars sur trois cents lieues de pays. Si cela était, qu’un prince sensible serait à plaindre ! Il ne résisterait pas vingt-quatre heures au spectacle affligeant et aux cris de l’infortune. Mais comme la sensibilité ne donne point d’oreilles pour entendre de trois cents lieues, ni d’yeux pour percer, à travers le faste des demeures royales, dans la chaumière du pauvre et dans le réduit de l’opprimé, ni de cœur qui se sente déchirer à chaque injustice qu’on commet à son insu et en son nom ; comme, au contraire, la sensibilité peut exposer le souverain à favoriser le courtisan qu’il aime aux dépens du citoyen qu’il ne connaît pas, et à d’autres actes de prédilection, de compassion, très-touchants dans un particulier, très-opposés à la justice dans un prince, il faut que M. Thomas permette à la froide et calculante sagesse de balancer si un prince juste n’est pas un plus grand présent du ciel, pour des peuples nombreux, qu’un prince sensible. Cette sagesse, injuriée par M. Thomas, confinera peut-être la sensibilité dans le cœur des princes qui ont le bonheur de gouverner de petits États, parce que leurs yeux peuvent tout voir, et leur oreille peut tout entendre, et le puissant ne peut opprimer le faible sans que ses cris ne retentissent jusque dans le palais de leur maître commun. Le tableau que M. Thomas fait de la religion est fort beau pour l’orateur, mais perdra aussi de son prix aux yeux du philosophe.