Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/204

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‑être unique. Les oppresseurs furent conduits sur la frontière du pays et chassés, avec défense de revenir sous peine de mort. Tout se passa sans effusion de sang. Deux baillifs seulement, dont l’un s’appelait Griesler, payèrent leurs forfaits de leur vie. L’obscurité dans laquelle cette généreuse entreprise est restée enveloppée dépose encore de la simplicité et de la vertu de ces courageux citoyens, étrangers à tout autre motif que celui du bien de leur pays, et ignorant jusqu’au nom et au sentiment de la gloire. Ce sont les calamités et les malheurs publics qui ont rempli nos fastes ; à peine la mémoire d’une grande vertu, d’un véritable bienfait envers le genre humain peut-elle se conserver une place au milieu de tant de monuments de ruine. Ainsi, quand on a lu le précis que je viens de donner, on sait presque tout ce qu’il y a d’incontestable dans cette révolution, et ce qu’on en raconte d’ailleurs ne peut être regardé comme suffisamment éclairci par des preuves historiques.

Tout le monde connaît le conte de la pomme abattue par Guillaume Tell sur la tête de son fils. Suivant ce conte, Griesler ou un rustre baillif avait fait exposer son chapeau dans la place publique, et avait ordonné qu’on lui rendît les mêmes honneurs qu’à lui-même. Guillaume Tell avait osé braver cet ordre insultant et absurde. Arrêté et condamné à mort, son tyran lui fait grâce de la vie ; mais, comme il passait pour un des meilleurs tireurs du pays, il exige de lui d’abattre une pomme placée sur la tête de son fils. Tell subit ce jugement cruel, et a le bonheur de toucher la pomme sans blesser son fils. Alors le baïllif remarque qu’il s’était muni d’une seconde flèche, et lui demande à quel dessein. Tell, poussé au désespoir, lui répond qu’elle était préparée pour lui percer le sein s’il avait eu le malheur de blesser son fils. Sans s’arrêter au peu de vraisemblance de tous ces faits, sans examiner si un père, réduit à une si affreuse extrémité, ne tire pas la première flèche dans le cœur d’un monstre qui veut le forcer de tirer sur la tête de son fils, il est bon d’observer que ce conte s’est conservé dans la tradition populaire de plusieurs pays, et, si je ne me trompe, Saxon le grammairien le rapporte comme un fait arrivé en Danemark plus de cent ans avant l’époque de la liberté helvétique.

Quoi qu’il en soit, M. Lemierre a jugé à propos de mettre ce fait sur notre scène, et la tragédie de Guillaume Tell vient d’être