Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/207

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pièce, l’auteur avec beaucoup de vivacité. On assure que Guillaume Le Kain empêcha M. Lemierre de se montrer ; en quoi il lui rendit service, car on n’aurait pas manqué de lui rire au nez s’il se fût présenté sur le théâtre. M. Lemierre a obligation de ce succès, tel quel, uniquement à M. Le Kain. Il est vrai que toutes les beautés de la pièce sont renfermées dans son rôle ; mais si les autres rôles sont mauvais, il faut convenir aussi qu’ils ont été bien mal joués. Mlle Dumesnil surtout a rendu le rôle de Cléofé de la manière du monde la plus ridicule.

Il serait aussi superflu qu’ennuyeux de relever tous les défauts de ce drame informe. Heureusement il est si court qu’il n’a pas eu le temps d’impatienter le public, et c’est ce qui l’a sauvé de sa ruine le jour de sa première apparition. Ce qui a le plus choqué, c’est le rôle de Gessler. Il est absurde à force d’être méchant. Nous avons déjà remarqué qu’il était aisé de trouver dans la détestable politique d’Albert un motif suffisant de toutes les cruautés qu’il faisait exercer en Suisse. D’ailleurs, si M. Lemierre avait eu une étincelle de génie, il aurait senti que, pour rendre Gessler redoutable et terrible, il ne fallait presque pas le montrer dans la pièce. C’est la bonté qui rend le souverain, ou le ministre de la souveraineté, populaire et accessible ; la méchanceté ne se commet pas ainsi. Elle dicte ses arrêts cruels du fond d’un palais, de l’intérieur d’un château dont la crainte et la méfiance gardent les portes. Ici, Gessler, sans cesse confondu avec les gens qu’il vexe et opprime, s’entend dire des sottises depuis le commencement de la pièce jusqu’à la fin, et y riposte par des fureurs qui le rendent ridicule. On voit bien que M. Lemierre n’a rien de la méchanceté d’Albert : car celui-ci n’aurait jamais envoyé en Suisse un aussi plat coquin que son Gessler. M. Lemierre est un bon enfant ; il ne sait pas que ceux qui font beaucoup de méchancetés n’en disent guère. C’est dommage que son style soit si dur, si inégal, si barbare, et réponde si peu à la douceur de ses mœurs et à la bonté de son cœur.

Observons, en finissant, que pour rendre le fils de Tell intéressant il fallait lui donner un rôle dans la pièce. Le danger qu’il court ne nous fera jamais frissonner, si vous ne nous montrez qu’un magot muet pendant quelques minutes. Si j’avais entrepris de traiter ce beau sujet, j’aurais établi la scène