Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/259

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est elle-même soumise au jugement éclairé et sûr de ceux qui honorent ces feuilles de leur regard. Faisons donc notre triste devoir, et parlons librement de cette espèce de roman ou conte politique et moral que M. Marmontel vient de publier sous le titre de Bélisaire.

Ce nom illustre sous le règne de Justinien est consacré dans nos écoles à retracer à la jeunesse les vicissitudes de la bonne et de la mauvaise fortune. On ne peut se représenter sans attendrissement un guerrier célèbre par ses victoires, soutenant longtemps l’empire romain contre l’effort des barbares et contre l’influence plus maligne d’un gouvernement plein d’intrigues et de vices, succombant enfin lui-même sous les traits de l’envie et de la jalousie, ne se tirant de la prison qu’avec les yeux crevés, et réduit dans la vieillesse à mendier son pain pour récompense de ses travaux et de ses services. Quoique cette dernière partie de l’histoire de ce héros ne soit pas aussi avérée que sa disgrâce et l’ingratitude de Justinien envers lui, comme elle est devenue l’opinion générale et populaire, et qu’elle a d’ailleurs fourni le sujet d’un sublime tableau à plusieurs de nos grands peintres modernes, je l’adopte sans peine, et la tiens d’autant plus véritable qu’elle est plus poétique, plus pittoresque et plus frappante.

Si les hommes de génie par leurs inspirations et par leurs conseils faisaient exécuter aux autres avec succès ce qu’ils conçoivent et ce qu’ils imaginent, et de la manière dont ils contoivent et imaginent, ils pourraient se dispenser d’écrire eux-mêmes, et l’on pourrait se consoler du temps précieux qu’ils perdent à conseiller et à diriger les autres. Mais malheureusement les choses ne vont pas ainsi. Ceux qui ne savent pas imaginer exécutent toujours médiocrement, et l’homme du plus grand génie, de la plus belle imagination, ne rendra que faiblement et froidement ce qu’il n’aura pas conçu lui-même et les idées dont le premier germe s’est formé dans un autre cerveau que le sien. Un jour, M. Diderot, en causant avec M. Marmontel, lui dit que s’il voulait faire un livre tout à fait agréable et intéressant, il fallait écrire les Soirées de Bélisaire vieux, aveugle et mendiant, Il était aisé à un homme éloquent de s’étendre sur la beauté de ce sujet. En effet, donnez-moi le génie de Xénophon, et je ferai des soirées de Bélisaire le bré-