Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/263

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que de le réduire à la mendicité, après lui avoir fait crever les yeux. Je sais bien que ce n’était pas là précisément ce que M. Marmontel se proposait de prouver jusqu’à l’évidence ; mais il n’y a pas moins réussi, en donnant à son Bélisaire la résignation non d’un héros, mais d’un capucin. Un héros, après avoir éprouvé les plus cruelles injustices de la part de son prince ou de son siècle, peut avoir l’âme trop fière pour daigner se plaindre, il peut renfermer dans son sein tout murmure ; un capucin va plus loin. Il vous prouve comme Bélisaire, en vingt endroits de ses sermons, que Justinien ne pouvait guère se dispenser de lui faire crever les yeux, et que cet auguste et respectable vieillard, pour avoir fait à peu près toute sa vie le mal, avec une bonhomie et une imbécillité parfaites, doit être un objet d’amour et de tendresse pour ses sujets. Voilà ce que j’appelle une morale empoisonnée, et qui mérite une place parmi les assertions des jésuites sur le régicide : car c’est vouloir porter le poison et la mort immédiatement dans l’âme des princes que de prêcher une telle morale. Si un imbécile endormi sur le trône peut être impunément, durant son long sommeil, le jouet et l’instrument de la calomnie et de la méchanceté ; si, croyant poursuivre les ennemis de son autorité, il peut opprimer le mérite, dépouiller la vertu, encourager le crime, éteindre dans l’âme de ses peuples toute élévation et tout désir de véritable gloire, et prétendre malgré cela, à titre de bonhomie, aux respects et à la vénération de la postérité, je ne sais plus quel sera l’hommage réservé à la mémoire des grands et bons princes ; et peu s’en faut que, d’accord avec la Sorbonne, quoique sous un point de vue différent, je ne traduise Bélisaire comme un corrupteur de morale, comme un empoisonneur public, au tribunal de la postérité, qui juge sans ménagement les bons et les mauvais princes, les bons et les mauvais écrivains.

Je me suis dispensé de relever dans cet ouvrage des défauts beaucoup plus frappants. Les enfants ont été blessés de voir Justinien plusieurs jours de suite en conversation avec Bélisaire, sans que celui-ci en ait le moindre doute ; apparemment que l’empereur contrefaisait sa voix, suivant l’usage du bal de l’Opéra de Paris, où l’on parle le fausset quand on ne veut pas être connu. Cet auguste et respectable vieillard qui, par surprise, a fait crever les yeux au plus grand homme de son siècle, en est