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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

longtemps sans vouloir dire le sujet de son chagrin. Enfin elle prend confiance dans l’honnêteté des trois personnages, et leur fait part de sa situation. Elle avait épousé un fort honnête homme, excellent mari, bon père de famille, et elle vivait heureuse avec lui. À mesure que cet homme prenait de l’attachement pour sa femme et de la tendresse pour ses enfants, il devint inquiet et rêveur. Un jour, sollicité par sa femme, il lui confie qu’il est déserteur des troupes du roi. Dès ce moment le bonheur et la sérénité disparaissent de cette heureuse chaumière, la frayeur et l’inquiétude s’emparent de toute la famille. Au moindre bruit elle croit voir arriver la maréchaussée, qui lui enlève son chef pour lui faire subir un arrêt de mort. Voilà, dit cette femme, la vie que nous menons depuis six mois que ce funeste secret m’est connu. Ah ! s’écrie-t-elle, si je pouvais trouver quelque protection auprès de la duchesse de Choiseul pendant quelle est en ce pays ! On parle tant de sa bonté ; elle me rendrait service sans doute. Un mot échappé à la duchesse la fait reconnaître. Alors cette femme se recueille et se met à lui parler avec tant de force et de chaleur, avec une éloquence si touchante et si sublime qu’un tremblement universel saisit la duchesse de Choiseul, et que ses deux conducteurs fondent en larmes à côté d’elle. La fin de cette histoire c’est que Mme la duchesse est trois jours malade de cette scène. Le quatrième, M. le due de Choiseul arrive dans sa terre ; le cinquième, la grâce est accordée au déserteur ; le sixième, il est établi avec sa famille au château de Chanteloup, où Mme la duchesse de Choiseul donne au mari et à la femme de l’emploi et assure leur sort.

Monsieur d’Arnaud, si cette anecdote historique parvient à votre connaissance, vous serez tenté d’en faire un roman, et d’en commander l’estampe à M. Eisen. Vous ferez le discours de cette femme, et vous y mettrez tout ce que votre imprimeur possède en points et en tirets ; et je parie d’avance tout ce que vous voudrez que vous ne rencontrerez pas un seul mot de tout le discours de cette femme. Je le donnerais à de plus habiles que vous ; et si vous aviez pu être témoin de cette scène, au prix de tout ce que vous avez fait et de tout ce que vous ferez jamais, je vous aurais conseillé de ne pas hésiter un seul instant : vous auriez vu du moins comment on est pathétique.