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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

mais on a retranché aussi pour la même raison quelques-unes des lettres du président[1]. Tout cela est relatif à Mme Geoffrin, et il faut donner ici quelques éclaircissements nécessaires à l’intelligence de ces lettres.

On remarque en général que les hommes de génie ou d’un grand esprit sont on ne saurait moins délicats et moins difficiles dans le choix de leurs amis : tout leur est bon. Apparemment que, se suffisant à eux-mêmes et ne donnant à la societé que les moments ou ils en ont un besoin urgent pour leur délassement, il leur est à peu près égal de les passer en bonne ou en mauvaise compagnie. Il me semble aussi que, dans le choix des amis, ils prefèrent volontiers ceux qui savent le mieux encenser : supérieurs par tant de côtés au reste des hommes, il faut bien qu’ils s’en rapprochent par leurs faiblesses. Ainsi il n’est pas rare de voir à leur suite une foule d’espèces qui n’ont rien de mieux à faire que de s’attacher et de se colleter à eux. Ceux dont le suffrage est de quelque prix se respectent trop pour donner de l’encensoir à travers le nez d’un grand homme ; ils craindraient de blesser sa délicatesse, et ils ont tort. Fontenelle, dont l’esprit était si fin et si délicat, convenait de bonne foi que jamais il ne s’était entendu trop louer à son gré. Il supportait avec un courage héroïque les plus fortes louanges, et l’on pouvait en toute sûreté lui en donner à tour de bras. Je me souviens que, me trouvant dans ce temps-là souvent dans les mêmes sociétés avec le vieux berger Fontenelle, il remarqua ma réserve à son égard. Il avait quatre-vingt-seize ans, il était sourd, et je ne pouvais me persuader d’avoir d’assez jolies choses à lui dire pour les crier, en présence de vingt personnes, assez haut pour être entendu de lui. Ma juste modestie, qui n’était que relative à moi, le blessa ; il se plaignit de n’avoir jamais reçu d’éloge de ma part. Il en chercha des motifs à perte de vue, et il confia un jour à Mme Geoffrin qu’il craignait de m’avoir indisposé, parce qu’il ne m’avait pas rendu une visite que je lui avais faite. À l’age de quatre-vingt-seize ans ! Et tout mon tort était de ne l’avoir jamais loué en face,

  1. Selon la Bibliographie de Montesquieu de M. Louis Vian, il s’agit ici non de la deuxième édition réelle (s. 1. 1767) conforme à la première, mais de la troisième parue sous la rubrique de Florence et Paris, 1766, in-12.