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NOVEMBRE 1767.

sens, dit-il, combien je vais me nuire à moi-même si l’on compare mon travail à mes règles ; mais je n’ignore pas que celui qui cherche l’utilité publique doit avoir oublié la sienne. Homme de lettres, j’ai dit de mon état tout le mal que j’en pense. Je n’ai fait que de la musique française et n’aime que l’italienne. J’ai montré toutes les misères de la société quand j’étais heureux par elle. Mauvais copiste, j’expose ici ce que font les bons. Ô vérité ! mon intérêt ne fut jamais rien devant toi ; qu’il ne souille en rien le culte que je t’ai voué ! » Après l’aveu naïf de ses contradictions, on ne s’attendrait guère à une apostrophe si pathétique à la vérité, à propos du métier de copiste de musique. M. de Voltaire a raison de dire que les gens de lettres ont aujourd’hui le goût bien faux et bien égaré, s’ils prennent cela pour de l’éloquence, et que c’est le comble de l’impertinence d’affecter de grands mots quand il s’agit de petites choses. Mais les jeunes gens admirent ces sortes d’exclamations et croient que c’est là ce qui s’appelle la chaleur du style, et cherchent à l’imiter par de semblables exclamations, et ne savent pas que si M. Rousseau n’avait pas d’autre chaleur dans son style, il ne serait qu’un écrivain ridicule. Et voilà comment un grand écrivain peut servir à corrompre le goût de la jeunesse.

M. d’Arnaud devient d’une fécondité très-redoutable. Je vois que son projet est de vivre à nos dépens, moyennant de petits romans de cinquante à soixante pages, ornés d’une estampe et de vignettes. Dans ces petites historiettes, il trouve le temps de violer, d’empoisonner, de poignarder, de commettre tous les crimes, pour nous faire aimer la vertu ; mais, surtout, il a le secret de glacer son lecteur. C’est l’auteur le plus triste, le plus tragique, le plus noir, le plus glacial que nous ayons. Son roman du jour est intitulé Nancy, ou les Malheurs de l’impudence et de la jalousie, histoire imitée de l’anglais. Je suis persuadé que toutes les jeunes filles de boutique de la rue des Lombards et de la rue des Bourdonnais, qui ont du sentiment, trouvent les romans de M. d’Arnaud fort beaux, et que sa plume pathétique leur fait verser bien des larmes. En province, cela doit paraître fort touchant aussi ; mais, dans le quartier du Palais-Royal et dans le faubourg Saint-Germain, il n’y a que moi qui sache que M. d’Arnaud fait des romans.