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DÉCEMBRE 1767.

de la Théorie des lois civiles, ou Principes fondamentaux de la société, par M. Linguet, avocat au Parlement. Deux volumes in-12 assez considérables. Les ouvrages de M. Linguet sont comme les feux de paille ; ils ont un grand éclat pendant un instant, et puis c’est fini. C’est qu’ils sont remplis de paradoxes et d’opinions hardies, et cela pique d’abord la curiosité ; mais ces paradoxes sont présentés d’une manière si peu séduisante qu’on s’en dégoûte incontinent. Ici vous trouverez M. Linguet partisan de la polygamie et surtout de l’esclavage, et il y aurait là-dessus beaucoup de choses très-spécieuses à dire ; mais M. Linguet ne les sait pas. Il attaque fortement Grotius et Puffendorf, et plus fréquemment encore le président de Montesquieu. Quant à ce dernier, j’observe à M. Linguet qu’il se peut qu’il soit souvent plus brillant et ingénieux que vrai ; mais que j’aime meux une tournure de Montesquieu qu’une vérité de Linguet. En jugeant les grands hommes qui ont fait époque, il ne s’agit pas ici de compter le nombre des vérités et des erreurs qu’ils nous ont transmises, mais de considérer l’effet qu’ils ont fait sur leur siècle. Qu’importe que Montesquieu se soit trompé quelquefois, s’il est vrai que le livre de l’Esprit des lois ait produit une espèce de révolution en Europe ? Je fais à M. Linguet la même observation à l’égard de Grotius et de Puffendorf. Il se peut que leurs livres soient un fatras de citations et de pièces rapportées, fatras d’érudition très-estimé de leur temps, très-méprisé aujourd’hui ; on peut se moquer encore de leur méthode péripatéticienne, très-estimée de leur temps, très-méprisée aujourd’hui ; mais en est-il moins vrai que Grotius et Puffendorf ont créé la science du droit naturel et des gens en Europe, et que, sans eux, M. Linguet n’aurait pas écrit une ligne de sa Théorie des lois civiles ? M. de Voltaire se moque du goût de Grotius à l’occasion de sa harangue à la reine de France sur la naissance d’un dauphin, harangue qui, à coup sûr, fit l’admiration de toute la cour pendant très-longtemps, mais enfin ce goût, n’étant pas le nôtre, est sans doute détestable. Qu’en sait-il ? Grotius est-il moins un grand génie parce qu’il a fait un compliment à la reine dans le goût de son siècle ? M. Linguet me demandera peut-être si je prétends rendre les grands hommes absolument inattaquables, en sorte qu’il soit défendu de les toucher ? Point du tout. Je veux liberté entière dans la répu-