Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/87

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imprudent et mal élevé, au milieu de la France et du xviiie siècle ; dans les pays d’inquisition, ces crimes auraient été punis par un mois de prison, suivi d’une réprimande.

Il est certain que M. Pellot, conseiller de grand’chambre, rapporteur du procès au Parlement, a fait l’apologie des accusés, et a conclu, vu leur âge et d’autres circonstances, à les renvoyer déchargés de l’accusation ; mais le Parlement n’a pas jugé à propos de suivre ces conclusions. Il passe pour constant qu’un autre conseiller de grand’chambre, nommé Pasquier, qui n’est pas trop connu du public, a le premier ouvert l’avis de la rigueur, qu’il a péroré avec beaucoup de violence contre les philosophes et contre M. de Voltaire, qu’il a nommé ; qu’il a présenté les profanations d’Abbeville comme un effet funeste de l’esprit philosophique qui se répand en France et qu’il a fait nommer dans l’arrêt le Dictionnaire philosophique parmi les livres composant la bibliothèque du chevalier de La Barre, quoiqu’on n’y ait trouvé que des livres de débauche et aucun livre de philosophie. On a aussi remarqué que M. le premier président, qui a présidé à ce jugement terrible, était personnellement brouillé avec M. le président Le Fèvre d’Ormesson ; mais il y aurait trop à frémir si des inimitiés particulières pouvaient influer sur des arrêts de sang !

Ce qu’il y a de sùr, c’est que toutes les âmes sensibles ont été consternées de cet arrêt, et que l’humanité attend un vengeur public, un homme éloquent et courageux qui transmette au tribunal du public et à la flétrissure de la postérité cette cruauté sans objet comme sans exemple. Ce serait sans doute une tâche digne de M. de Voltaire, s’il n’avait pas personnellement des ménagements à garder dans cette occasion[1]. Ses amis ont dû le conjurer de préférer sa sûreté et son repos à l’intérêt de l’humanité, et de ne point risquer d’imprimer la marque de l’opprobre à des hommes sanguinaires, résolus de le poursuivre lui-même au moindre mouvement de sa part. Huit avocats, parmi lesquels on lit les noms de Doutremont et de Gerbier, ont signé trop tard une consultation en faveur du jeune Moisnel et des autres accusés, au jugement desquels l’arrêt avait sursis.

  1. Voltaire, malgré ces considérations personnelles, ne manqua point à ce devoir. Il suffit, pour voir jusqu’où le fanatisme peut aller, de lire sa Relation de la mort du chevalier de La Barre. (T.)