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JUILLET 1768.

et de touchant durant ce spectacle ! Reste à savoir si l’empereur qui le donne y attache une seule des idées nobles et touchantes du philosophe d’Europe. Qu’on nous envoie un Poivre de la Chine ; qu’il arrive le matin du jeudi saint à Versailles, il trouvera un des plus puissants rois de l’Europe aux pieds de douze pauvres vieillards pour les laver. Bientôt après il verra ce monarque, accompagné de tous les princes de la maison royale, servir ces douze vieillards à table. Combien ce spectacle inspirera d’idées grandes et touchantes à notre philosophe chinois, lorsqu’il saura que cette cérémonie s’observe tous les ans en commémoration du lavement des pieds que le Confucius d’Europe fit à ses disciples ! Il trouvera que c’est une des plus belles institutions humaines qu’il y ait au monde. Quoi de plus sage, en effet, que de rappeler une fois par an aux maîtres de la terre l’égalité primitive et le lien de fraternité qui lie tous les hommes ! Si ce Chinois retourne chez lui, à peu près comme nos voyageurs reviennent de son pays, il y fera une description si touchante de cette cérémonie que personne ne la lira sans attendrissement. Quel serait l’étonnement de notre philosophe d’outre-mer si on lui apprenait que cette cérémonie n’est qu’une vaine formalité consacrée par l’usage ; que le prince qui l’observe n’a jamais fait une seule réflexion au profit de l’humanité à la suite de cette touchante cérémonie ; qu’un philosophe qui s’aviserait de lui adresser pendant la cérémonie un discours pathétique et analogue au sujet serait enfermé à la Bastille, dont le gouverneur ne lui laverait pas les pieds ; que depuis tant de siècles tous les princes du rite romain remplissent tous les ans cette cérémonie, sans qu’il en soit résulté aucun bien pour personne, excepté l’argent et les vivres qu’on distribue aux douze pauvres vieillards ; que les assistants n’éprouvent pas plus d’émotion à ce spectacle que les acteurs, et que nommément M. Poivre, qui a vu à Canton la cérémonie de l’ouverture des terres avec un si grand attendrissement, a assisté vingt fois au lavement des pieds à Versailles, sans éprouver la plus légère émotion, et sans qu’elle ait pu distraire sa tête un seul instant de ses affaires dans les bureaux de la marine ! Si je rencontre jamais ce philosophe chinois et M. Poivre ensemble, je leur demanderai comment on empêche les hommes de se faire d’habitude à tout.