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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

plaisance de se faire couper la tête à sa place. Permis à M. de Saint-Foix de penser, de publier une aussi insigne pauvreté. Tous ces grands hommes qui, par manière de passe-temps, ont pris la peine de nous parler de ce prisonnier extraordinaire n’ont fait que copier M. de Voltaire et y ajouter chacun une impertinence pitoyable. Mais qui était donc ce prisonnier gardé avec tant de respect et tant de rigueur à la fois ? Je le sais bien, moi, quoique Louis XIV ne me l’ait point confié ; et tout homme qui veut lire le récit de M. de Voltaire avec une certaine attention sera en état de former des conjectures très-vraisemblables ; mais elles peuvent se dire à l’oreille, et ne peuvent s’imprimer ni même s’écrire. Je me suis souvent su mauvais gré d’avoir oublié d’en parler à M. de Voltaire pendant mon séjour aux Délices ; j’aurais pu entrevoir s’il avait sur l’homme au masque de fer les mêmes idées que moi.


15 juillet 1768.

On a raison de dire que l’amour paternel est plus fort que la vie, et que c’est de toutes les affections celle qui s’éteint la dernière. Les auteurs, qui n’ont pas toujours des enfants à affectionner, portent toute leur tendresse sur leurs ouvrages, et ils ont encore cela de commun avec la faiblesse des pères, que les plus défectueux de leurs enfants ne sont pas les moins chéris. Le pauvre président Hénault a atteint et même passé le terme de quatre-vingts ans, mais c’est en végétant ; il donne tous les jours à souper, sans plus recueillir aucune jouissance de la société ; il s’éteindra un beau jour au milieu de vingt convives sans s’en apercevoir, et vraisemblablement sans que cela dérange leur digestion. Il y a déjà quelques années qu’il vit dans cette léthargie ; la passion de ses ouvrages a seule le pouvoir de le réveiller encore et de le rappeler à la vie. Ses soupers auront perdu leur réputation, parce que son palais a perdu son discernement, et que son cuisinier est assez malhonnête pour aller travailler en ville pour de l’argent tandis qu’un mauvais marmiton fait le souper de son maître ; mais le soin de ses ouvrages aura amusé ses derniers instants, et il lui aura procuré la seule sensation dont il soit susceptible, et l’unique satisfaction qu’il soit en son pouvoir de goûter.