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roosevelt et tolstoï

Les lignes sont rigides, les façades imposantes et il semble que, pour le proportionner plus parfaitement au reste, chaque détail ait été pesé au préalable dans la balance incorruptible de Thémis. Le citoyen le plus naïvement épris d’ordre et d’égalité ne peut se défendre de quelque inquiétude sceptique à l’idée qu’une humanité dont il sent se répercuter en lui-même les instincts complexes et l’irrémédiable mobilité, puisse jamais habiter de pareilles demeures. Et, si petite que soit la place qu’il réserve à la fantaisie dans son rêve phalanstérien, cette divine uniformité lui donne par avance une vague sensation d’insurmontable ennui.

La bonté est bien plus facile à vivre que la justice. Elle s’accommode d’édifices barbares et les transforme habilement. Le soleil la suit : un essaim d’agréables vertus l’accompagnent et la secondent. Avant même que d’avoir pu modifier les conditions d’existence des déshérités, elle saura les adoucir. Cette transformation d’ailleurs, s’opérant par ses soins sans brusquerie, sans violence, sera plus durable. Il est souvent malaisé d’être juste ; il est si facile d’être bon. La justice est faillible : la bonté ne saurait s’égarer. Voyez, le champ de la souffrance humaine est immense. Partout des misères à secourir, des larmes à sécher, des infortunes à réparer. Employez-vous à arrêter la guerre, à décourager le meurtre, à faire monter dans tous les yeux les larmes de la sainte pitié. Et surtout ne demandez pas aux malheureux quelle langue ils parlent, quelles opinions ils professent, quel Dieu reçoit leurs prières. Allez à eux simplement, comme faisait Jésus.

Comme faisait Jésus… c’est précisément l’idéal exposé par l’auteur d’In his steps, cet étrange roman transatlantique dont s’émurent là-bas des milliers d’âmes. Quiconque a étudié le moins du monde le grand cyclone mystique qui, maintenant sur son déclin, secoua si fortement, il y a trente et quarante ans, l’Ouest américain se rend compte que Tolstoï aurait pu naître à Omaha aussi bien qu’à Pétersbourg. Son apostolat n’eût changé que de forme ; l’auteur