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l’espagne et ses filles

en fin de compte, sa sanglante moisson. Ainsi raisonnait-on vers 1850, et il faut reconnaître que la sévérité du jugement s’expliquait et que, dans son désastre immense, l’Espagne d’alors ne pouvait avoir d’amis.

Aujourd’hui, le kaléidoscope géant qu’est notre univers nous présente une vue différente des mêmes événements et, sans qu’il convienne d’absoudre pour cela le passé, nous constatons que l’œuvre fut moins superficielle et moins néfaste qu’on ne l’avait cru. L’hispanisation de l’Amérique du Sud apparaît si profonde et si totale que l’on demeure interdit devant la puissance de cette civilisation dont le prestige n’a pas été éclipsé par celui de la liberté, et dont aucun crime n’a réussi à ternir le somptueux rayonnement.

Ce n’est pas d’hier sans doute que date le rapprochement, mais il ne s’est accentué que depuis la guerre de Cuba. En vain l’illustre Castelar s’en était-il fait le précurseur. Plus encore que les rancunes transatlantiques, l’attitude boudeuse et hautaine de la mère patrie barrait la route aux sympathies renaissantes. Elle n’avait consenti qu’à partir de 1836 à reconnaître le fait accompli et, en 1866, elle guerroyait de nouveau contre le Chili et le Pérou. Mais l’obstacle principal provenait de sa présence à Cuba. Il y avait là pour les jeunes républiques comme un vivant rappel des misères jadis endurées et des outrages subis ; l’île infortunée évoquait sans cesse devant ses sœurs émancipées le souvenir de leurs propres malheurs. Si Cuba n’avait dû sa liberté qu’à l’une d’elles ou si elle était parvenue à s’affranchir toute seule, les rancunes ne se fussent point évanouies si vite ; mais le secours étranger eut pour effet de les disperser comme la brise du large chasse les nuées. Les défaites infligées par l’Anglo-Saxon aux vieilles couleurs d’Espagne retentirent d’un bout à l’autre de l’Amérique espagnole et y réveillèrent la fibre engourdie du sentiment héréditaire. Définitivement chassée de ses antiques possessions, affaiblie et appauvrie, l’Espagne eut la gloire de rentrer dans le cœur de ses filles.

Certes, aucune d’elles ne songe à aliéner la plus petite