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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

une surprise inquiète, avec intérêt, ensuite avec émotion. Nous nous écoutâmes ensuite parler sans pouvoir prendre sur nous de nous adresser la parole, et puis nous n’osions plus parler du tout en présence l’un de l’autre parce que la voix nous tremblait d’abord, et finissait bientôt par nous manquer. En définitive, il me dit un jour à propos de rien : — Si j’osais vous aimer, me le pardonneriez-vous ? — J’en serais charmée ! lui répondis-je… Nous retombâmes tout aussitôt dans un profond silence, en nous regardant le plus souvent possible, avec un air de félicité parfaite, et nous continuâmes à nous regarder sans nous parler pendant six semaines ou deux mois, avec un ravissement toujours nouveau.

Ma tante avait trouvé bon qu’il me donnât quelques leçons de langue espagnole, et non pas anglaise, en vérité ! car personne ne se serait avisé d’apprendre l’anglais dans ce temps-là, non plus qu’aucune autre langue au nord de soi. Les gens du nord apprenaient le français, mais les Français n’apprenaient jamais que la langue italienne ou le castillan. On se tournait tout naturellement du côté du midi, du bon vin, du beau soleil et des climats prospères, ainsi que les barbares et les conquérans. C’est un penchant naturel et raisonnable, à mon avis. Le Maréchal de Tessé disait souvent que l’étude ou la science des langues vivantes doit être réglée d’après la mappemonde, et que ce doit être une affaire de latitude. Comme les nations qui tendent ou prétendent à la parfaite civilisation sont bien aises de connaître l’histoire et la littérature des pays qui leur sont méridionaux, et qui ont été civilisés les