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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

des radeaux, et le capitaine ordonna le tirage au sort pour le sauvetage de trente-trois hommes.

Ce capitaine était un honorable M. Magon de Boisgarin de famille malouine. Il ne fallut pas songer à le faire descendre dans la chaloupe, et son équipage ne put jamais l’obtenir de lui. — Le poste d’un capitaine est son bâtiment jusqu’à la fin ! je suis votre capitaine, et je suis le plus vieux, disait-il ; partez, mes enfans, dépêchez-vous et tâchez de sauver le Père d’Estélan !

Le jeune missionnaire avait été favorisé par le sort, mais il déclara qu’il imiterait le capitaine et qu’il ne quitterait pas le théâtre du naufrage.

— Embarquez-le malgré qu’il en ait ! s’écriait le marin ; embarquez-le, parce qu’il est Vicaire Apostolique, et n’oubliez pas qu’il est chargé d’un bref du Pape pour Mgr l’Évêque de Synite !… Donnez — moi bien vite votre absolution, mon Révérend Père !… Allons, mes gars, à la chaloupe ! à la chaloupe ! Obéissez-moi pour la dernière fois !

On ne pût rien gagner sur la ferme résolution du missionnaire, et la chaloupe était à peine à quarante brasses du bord que le bâtiment s’engloutit sous les flots et disparut dans un tourbillon formidable.

La plupart des naufragés reparurent à la surface du gouffre au bout de quelques minutes, et les sauvetagés ont déclaré qu’ils avaient parfaitement vu et clairement distingué le Père d’Estélan qui nageait infatigablement d’un homme à l’autre, en les soulevant dans ses bras pour les exhorter et les