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LE PONT DE LA MORT


Navigateur du silence, le dock est sans couleur et sans forme ce quai d’où partira ce soir, le beau vaisseau fantôme, ton esprit. Autrefois tu te contentais d’allumer de faciles chansons et seul l’incendie des pianos mécaniques éclairait ta nuit. Dans la rue perpendiculaire une négresse assise sur le seuil de sa chambre à coucher, de sa chambre à travailler, dès que le passant l’avait dépassée, renonçait à sa majesté vénale, et dans le ruisseau, unique souvenir d’un Congo originel, ramassait à pleines mains des débris de légumes, des papiers gras. Et ce n’était pas seulement pour se venger de son indifférence qu’elle bombardait l’homme, mais cette reine devenue mégère à la fin du compte se changeait en oiseau, voletait autour du promeneur, sa victime, roucoulait si gentiment que lui, oublieux des taches sur son veston, se demandait soudain si les colombes, au contraire d’une opinion professée, ne sont pas d’une couleur noire. Et elle, inspirée, tandis qu’elle nettoyait ce qu’elle-même avait gâté, trouvait de quoi séduire. Elle s’emparait de l’étranger, se pavanait à son bras et avec lui, revenue jusqu’à son taudis, montrait des dents si blanches, que dames putains, ses collègues, frissonnaient dans leurs chiffons roses.

Les marins qui avaient assisté à tout ce manège riaient à grands coups. Ils étaient connaisseurs en bons tours et, par exemple, savaient comment pour quelques centaines de francs, sous prétexte d’une traversée à prix réduit, on persuade aux Africains — qui apprendrait la peur de la chaleur aux fils du soleil ? —