Page:Cyrano de Bergerac - L autre monde ou Les états et empires de la lune et du soleil, nouv éd, 1932.djvu/218

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

persuadois qu’il feignoit de ne m’avoir pas vu, afin de me saisir par derrière. Si j’apercevois un Marchand entrer dans sa boutique, je disois : « Il va décrocher sa hallebarde ! » Si je rencontrois un quartier plus chargé de peuple qu’à l’ordinaire : « Tant de monde, pensois-je, ne s’est point assemblé là sans dessein ! » Si un autre étoit vide : « On est ici prêt à me guetter. » Un embarras s’opposoit-il à ma fuite : « On a barricadé les rues, pour m’enclore ! » Enfin ma peur subornant ma raison, chaque homme me sembloit un Archer ; chaque parole, arrêtez, et chaque bruit, l’insupportable croassement des verrous de ma prison passée. Ainsi travaillé de cette terreur panique, je résolus de gueuser encore, afin de traverser sans soupçon le reste de la Ville jusqu’à la Poste ; mais de peur qu’on ne me reconnut à la voix, j’ajoutai à l’exercice de quaisman (162) l’adresse de contrefaire le muet. Je m’avance donc vers ceux que j’aperçois qui me regardent ; je pointe un doigt dessous le menton, puis dessus la bouche, et je l’ouvre en bâillant, avec un cri non articulé, pour faire entendre par ma grimace, qu’un pauvre muet demande l’aumône. Tantôt par charité on me donnoit un compatissement d’épaule ; tantôt je me sentois fourrer une bribe au poing ; et tantôt j’entendois des femmes murmurer, que je pourrois bien en Turquie avoir été de cette façon martyrisé pour la Foi. Enfin j’appris que la gueuserie est un grand livre qui nous enseigne les mœurs des peuples à meilleur marché que tous ces grands voyages de Colomb et de Magellan.

Ce stratagème pourtant ne put encore lasser l’opiniâtreté de ma destinée, ni gagner son mauvais naturel. Mais à quelle autre invention pouvois-je recourir ? Car de traverser une grande ville comme Toulouse, où mon estampé m’avoit fait connoître même aux harengères, bariolé de guenilles aussi bourrues que celles d’un Arle-