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LA REVUE DE PARIS

mêlée, peut-être, de fierté et d’orgueil, qui pouvaient ôter à mes prières toutes leurs vertus.

Je passai ainsi mon temps entre trois ou quatre fermes, jusqu’à la fin de 1852 ; j’avais alors dix-huit ans et je commençais à me demander si j’étais condamné à passer toute ma vie dans ce rude métier et dans ce triste milieu de misères, de superstitions et d'ignorance. J’avais déjà entendu et vu certaines choses qui me faisaient réfléchir, des choses qui étaient en contradiction avec ce que nous disait le curé et avec ce que je lisais dans mes livres bretons. J’écoutais beaucoup les vieux, et ma mémoire bien développée retenait tout. De vieux marins, pendant l’hiver, quand la pêche ne donnait pas, venaient dans les fermes demander quelques morceaux de pain et souvent à loger, et promettaient, pour payer leur logement, de nous raconter leurs longs voyages. Tous, ils nous affirmaient avoir été jusqu’au bout du monde, ou du moins jusqu’à la limite au delà de laquelle il était interdit à l'homme de passer. Ce devait être là, d’après eux, l’entrée de l’enfer, car il y avait, disaient-ils, une puanteur insupportable. D’un autre côté, ils affirmaient avoir été tout près du soleil.

Un jour, ou plutôt un soir, je vis arriver un grand maigre, avec un gros livre sous le bras, demandant à loger. Celui-là n'avait pas l’air d’un marin, car nos marins bretons d’alors, je parle des pêcheurs, n'avaient que faire de livres. Après avoir formulé sa demande presque d’un ton d'autorité, il s’assoit à table sans même attendre de réponse. Qui était donc cet homme voyageant ainsi avec ce grand livre, et qui avait plutôt l'air d’un maître que d’un solliciteur ? Nous étions en train de souper ; on lui trempa une écuellée de soupe qu’il mangea de bon appétit, accompagnée d'une bonne tranche de lard et d’un morceau de pain noir. Je ne pouvais quitter mes yeux de cet homme et surtout de son livre, dans lequel j’aurais bien voulu mettre mon nez. Il avait les cheveux taillés en brosse, contrairement à l'usage du pays où tout le monde portait les cheveux longs, il avait des grands yeux bien ouverts, le front haut et découvert, le nez un peu long, sans être pointu, une large bouche, un menton plat et un peu rentrant. À cette époque, je commençais déjà à observer les hommes, surtout les hommes qui me paraissaient extraordi-