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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

par les flots de lumière qui jaillissaient des milliers de becs de gaz et des lanternes vénitiennes.

À l’église même, les cierges et les candélabres étaient allumés. Aussitôt que j’eus trouvé mon sac, je posai ma tête dessus et, le corps allongé dans la paille, j’étais bientôt plongé dans des rêves charmants ou terribles : je voyais d’abord des fleurs, des couronnes, des arcs de triomphes, des jeunes filles tendant des bras amoureux et suppliants, puis des montagnes, de larges fleuves, d’immenses colonnes de troupes marchant les unes contre les autres, des feux de tirailleurs, des feux de deux rangs, des feux de peloton, des charges à la baïonnette, des charges de cavalerie, des boulets et des volées de mitrailles se croisant dans les airs, des femmes, des enfants, des vieillards épouvantés et courant de tous côtés, des champs de blés ou de maïs et des vignes écrasés et piétinés, des arbres tordus et brisés, des maisons en flammes, la terre jonchée de cadavres, de blessés et de mourants.

Ce fut au milieu de ces rêves que j’entendis les tambours, clairons et musique sonner le réveil. Aussitôt je me levai et je regardai autour de moi pour voir si tous mes hommes se trouvaient présents. Ils y étaient, en effet, couchés pêle-mêle et en travers, les uns sur les autres. Les officiers, qui avaient sans doute passé une belle nuit à Pistoia, furent assez étonnés de voir que tous les hommes se trouvaient sur les rangs pour le départ.

Il y avait une raison à cela : c’est que les soldats d’alors, presque tous plus ou moins anciens, étaient tellement identifiés avec leurs sacs, leurs fusils et leurs cartouches, que, quand ils ne les avaient pas sur eux ou autour d’eux, ils se croyaient perdus et, même au milieu de l’ivresse, ils y pensaient toujours, surtout en présence de l’ennemi. J’ai vu parfois arriver au camp des groupes ivres, se traînant à peine, mais aussitôt qu’ils avaient trouvé leurs sacs et leurs fusils, ils se tenaient raides comme des piquets, prêts à la marche ou au combat, comme les vieux chevaux de cavalerie qu’on voyait attachés au piquet la tête basse et les jambes fléchissantes, mais qui, aussitôt qu’ils sentaient le cavalier en selle et qu’ils entendaient la trompette, se redressaient sur les jambes et relevaient la tête, prêts à pousser la charge.