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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

mand à ses camarades, puis me dit : « C’est qu’on nous avait dit que les Français massacraient souvent les prisonniers. — Oui, les Francs d’autrefois, lui dis-je, mais pas les Français modernes. »

Si celui-là eût connu l’histoire de Napoléon Ier, notamment son expédition d’Égypte, il aurait pu me donner un démenti. Je lui demandai ensuite s’ils étaient beaucoup d’hommes dans Mantoue. « Si siamo molti », dit-il, mais il ne savait pas combien.

Le lendemain, le 5e corps devait aller occuper le centre de la ligne à Valeggio, en face de Villafranca, à six lieues de Vérone, ayant Peschiera derrière nous, où une garnison autrichienne était bloquée par l’armée piémontaise. Nous tenions alors l’armée autrichienne serrée de tous les côtés ; à Venise, il y avait la marine et un autre corps d’armée prêts à débarquer. Ce fut ce moment-là que Napoléon III choisit pour offrir la paix à François-Joseph qui s’empressa de l’accepter, car il voyait bien que pour lui tout était perdu ; son armée était complètement démoralisée par tant de défaites successives.

Cependant, le 7 juillet au soir, on nous annonça une grande bataille pour le lendemain : toutes les troupes devaient partir à trois heures du matin sans sac. Personne ne dormit cette nuit-là ; les uns passèrent la nuit à écrire des lettres ou leurs testaments, d’autres à boire et à chanter ; les officiers fraternisaient avec les soldats et promettaient à tous pour le lendemain des médailles et des croix. À trois heures, nous étions en route pleins de gaieté et d’entrain. Presque aussitôt sortis du camp, les voltigeurs furent lancés en tirailleurs en avant de la colonne, à travers les champs et les vergers. À notre vue, les habitants des villages et des fermes couraient épouvantés de tous côtés, abandonnant tout al la grazia di Dio e della santissima Madonna. Des femmes et des enfants criaient et pleuraient. Nous marchions droit sur Villafranca dont nous voyions le clocher reluire au soleil levant, et nous disions : « Voilà un clocher qui sera bientôt à nous. »

Nous avions beau marcher, l’ennemi ne se montrait nulle part. Nous voyions bien, sur la route de Vérone, des voitures et des cavaliers courant à toute vitesse, et soulevant des nuages de poussière. Tout à coup on sonna la retraite, on nous

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Ier Février 1905.