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MÉMOIRES D’UN PAYSAN BAS-BRETON

— Je viens à vous, parce que j’ai appris que vous frayiez volontiers avec les gens de ma sorte, les pauvres gens. J’ai lu les histoires que vous avez recueillies parmi le peuple. (Un journal local, Le Finistère, reproduisait à ce moment-là l’ouvrage intitulé La Légende de la Mort.) Alors, j’ai songé que mon histoire à moi pourrait peut-être aussi vous intéresser. Les autres ne vous ont raconté que des imaginations superstitieuses, des fables ; moi, ce que je vous apporte, c’est de la vérité.

Il y avait une certaine âpreté dans son accent. Grande fut ma surprise d’entendre un paysan bas-breton s’exprimer avec cette désinvolture sur des croyances qui sont peut-être les plus profondément enracinées au cœur de la race. Il devina mon étonnement et, fixant sur moi le clair regard de ses yeux gris, qu’ombrageaient d’épais sourcils en auvent :

— Ah ! voyez-vous, c’est que je suis un paysan qui a fait du chemin, tandis que les autres piétinaient sur place, reprit-il. Et, si je suis resté le plus pauvre d’entre eux, j’ai du moins acquis quelque chose que je ne donnerais pas pour tout leur argent. Vous n’aurez pas de peine à vous expliquer cela, quand vous connaîtrez ma vie.

Je crus qu’après ce préambule il allait me la conter de vive-voix et je m’apprêtais à en écouter le récit, quand, au lieu de continuer à parler, il sortit de la poche intérieure de sa veste un paquet enveloppé dans un journal qu’il déplia et d’où il sortit une liasse de manuscrits. C’étaient de ces cahiers dits « cahiers écolier », dont les couvertures sont agrémentées de dessins et de peinturlurages. Il y en avait en tout vingt-quatre.

— Voilà, dit-il en les déposant sur mon bureau. Un jour que vous n’aurez rien de mieux à faire, jetez un coup d’œil là dedans. J’y ai marqué tout ce qui m’est arrivé, le bon et le mauvais, du plus loin qu’il me souvienne. Cela m’a aidé à tuer le temps, depuis que je suis seul. Car je n’ai plus personne ni rien qui me rattache au monde. J’espère que l’heure est prochaine où je m’en irai à mon tour. Le plus tôt sera le mieux. Quand j’ai eu fini de rédiger ces cahiers, je me suis demandé s’il valait la peine de les laisser après moi, si je ne ferais pas bien de les détruire, de disparaître en silence, tout entier. Puis j’ai eu un instant l’idée d’aller les enterrer sous une des roches du Stang-Ala, dans la vallée où j’ai passé une partie de mon enfance à garder les vaches. « Peut-être, me disais-je, un petit pâtre les découvrira-t-il par hasard, quelque jour, dans le temps encore éloigné où tous les petits pâtres sauront lire ; peut-être en donnera-t-il lecture à la veillée, et il se trouvera ainsi, après ma mort, une poignée de braves gens à savoir que j’ai existé. » Mais j’ai fait réflexion que l’humidité du sol aurait vite consumé ces pages. Alors, en fin de compte, ma foi ! je viens vous les remettre. Prenez--