Page:Déguignet - Mémoires d un paysan bas breton.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
155
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

porter, sans doute ; et puis il me faudrait passer la visite du docteur : on verrait ma ceinture et on se moquerait certainement. Alors, après avoir regardé autour de moi, je me blottis contre la haie et, vivement, je défis ma ceinture ; j’en retirai toutes les pièces et, mettant les pièces en or dans mon porte-monnaie, je nouai les pièces de cinq francs dans un coin de ma poche, avec un bout de toile arraché du pan de ma chemise. Je revins sur la route, laissant là ma ceinture vide.

Lorsque je fus arrivé aux fortifications de Lorient, devant la porte de Kerentrech, je m’arrêtai un instant à regarder ces grandes murailles et ces fossés ; de l’autre côté de la porte, un soldat se promenait avec un fusil dans les bras. Ayant peur d’être reconnu pour un conscrit et conduit tout droit à la caserne, où je ne voulais pas entrer sans manger et sans avoir vu la ville, je passai légèrement du côté opposé au corps de garde au moment où beaucoup de passants s’y trouvaient, et je filai vers le centre de la ville, en regardant de tous côtés, pensant à chaque instant qu’on allait m’arrêter. Bientôt j’arrivai sur une grande place toute couverte de légumes. Midi venait de sonner ; j’avais faim, je vis une enseigne, où l’on vendait à boire et à manger. J’entrai et j’allai me cacher dans un coin où, sur ma demande, on m’apporta un plat de ragoût, du pain et une chopine de cidre.

Quand j’eus fini de manger, la femme qui m’avait servi vint me demander si je voulais prendre du café : « Vous allez entrer au régiment, n’est-ce pas ? me dit-elle. Je connais ça, vous êtes du côté de Quimper. » Tout en me parlant ainsi dans son breton du Morbihan, que je comprenais à peine, et sans attendre ma réponse, elle alla me chercher le café. Je n’en avais jamais pris ; je ne le trouvai d’abord pas mauvais, mais lorsque la femme eut versé de l’eau-de-vie dedans, j’eus mille peines à l’avaler, quoiqu’elle m’assurât qu’il était bon. Elle me dit aussi qu’il y avait beaucoup de jeunes soldats bretons au 37e, qui venaient chez elle, le soir et le dimanche, boire du bon cidre ou de la bonne eau-de-vie, que quand je serais habillé je n’avais qu’à porter mes effets civils chez elle : là, une revendeuse viendrait me les acheter et si je voulais acheter un pantalon rouge numéro 2 pour faire mes exercices et les corvées, afin d’épargner mon pantalon numéro 1 pour