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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

les souvenirs de mes premières communions, des prêtres qui m’avaient dit tant de choses sur cette Jérusalem : rien n’y faisait ; mon esprit venait de se mettre en révolte ouverte. Ah ! quelle triste nuit j’ai passée là dans la plus belle chambre et dans le plus beau lit que j’aie vus de ma vie, et dans cette Jérusalem où des centaines de pèlerins passaient cette même nuit en chants de joie et d’allégresse, dans cette Jérusalem terrestre qui est pour les moujiks orthodoxes à mi-chemin de la Jérusalem céleste. Cependant, à chaque réflexion et à chaque rêve, je me promettais bien de relire, avec attention et dès que je le pourrais, tous les livres de la Bible et des Évangiles.

Enfin le jour vint. Je me dépêchai de sortir de ce lit beaucoup trop moelleux pour un paysan breton qui n’avait jamais couché que sur la paille ou sur la terre nue. Mon camarade avait dormi toute la nuit comme un bienheureux, sans rêve ni réflexion ; son crâne, à lui, était fermé depuis longtemps. Il passait à Jérusalem comme les soldats de ce temps-là passaient dans les plus belles villes du monde, sans faire plus d’attention que dans le plus simple village. Une seule chose préoccupait ces vieux soldats de métier, dans les grandes comme dans les petites villes : c’était le prix du vin. Mon camarade, qui était beaucoup plus vieux que moi, était déjà près d’arriver à cet état où l’on vous appelait vieux soldat, vieille gouape, vieux maboule, vieux zig, vieux soiffeur, tireur de plans, etc. Tous bons soldats à la guerre, mais bons aussi à opérer des razzias. La première chose qu’il me dit en se levant fut :

— Mon pauvre vieux ! je ne peux plus cracher ! Oh ! quelle soif !

Aussi il me pressa de descendre, pour voir s’il n’y aurait pas moyen de trouver quelque chose pour mouiller son gosier.

Tout le monde était déjà debout dans cet immense bazar, et au travail, car on prévoyait de la presse par suite de l’arrivée de nombreux pèlerins. Le maître, tout occupé qu’il était, vint cependant nous toucher la main, à la manière orientale, en nous récitant le chapelet de compliments en usage. Puis il nous fit entrer dans la salle à manger, nous disant de boire et de manger de tout ce qui nous ferait plaisir, de faire comme

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15 janvier 1905.