Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un prince, qu’on regarde son abdication comme un sacrifice éclatant. Précipiterait-on ainsi son jugement si l’on voulait approfondir ce que le nom de monarque impose à celui qui le porte ? Esclave de la justice et de la décence, obligé d’observer le premier les lois dont il est le dépositaire, il est comptable envers l’État de tout le mal qui se fait sous son nom et de tout le bien qui ne se fait pas. Combien peu de rois voudraient l’être, à condition de l’être en effet ! Si donc un prince possède les talens nécessaires pour gouverner, c’est un crime de les rendre inutiles par une démission volontaire. Il n’aurait d’excuse qu’en se donnant un successeur capable de le remplacer ; mais outre qu’un tel successeur est bien rare, c’est souvent un motif tout contraire qui a déterminé quelques princes, parce qu’ils n’aimaient que leur gloire, et nullement les hommes. A l’égard des rois qui ne quittent le trône que par défaut de capacité, ils ne font en cela que s’acquitter d’un devoir essentiel. Cependant il est certains devoirs qu’il faut tenir compte aux hommes de remplir, lorsqu’en les remplissant ils renoncent à de grands avantages. Le devoir dont nous parlons est de ce nombre, et les princes qui ont quitté le trône mériteraient des éloges, si cette démarche avait été le fruit de la justice qu’ils se rendaient, el du peu de talens qu’ils se sentaient pour régner. Mais la plupart n’ont pas même eu l’avantage de faire cette action juste par un motif louable. L’amour de l’oisiveté, le désir de satisfaire en paix à des goûts vils ou subalternes, sont presque toujours les principes de leur abdication. Ils croient que rien ne leur manque pour régner que la volonté ; aussi cette volonté renaît-elle souvent en eux après leur retraite pour en être le tourment. Un des plus grands avantages que les princes puissent se procurer en descendant du trône, c’est de s’assurer par ce moyen de la réalité des éloges qu’on leur a prodigués dans le temps de leur pouvoir, de voir éclipser les flatteurs, et de se trouver seuls avec leur vertu, s’ils sont assez heureux pour en avoir. Mais il n’y a pas d’apparence qu’un tel avantage flatte beaucoup les souverains, et l’exemple des rois qui se privent volontairement de leurs courtisans, n’est pas contagieux.

On assure que Christine, avant que d’abdiquer la couronne, eut dessein de faire avec le prince Charles Gustave un traité qui eût été trop onéreux pour ce dernier. Elle voulait se réserver la plus grande partie du royaume, être absolument indépendante, avoir la liberté de voyager ou de rester en tel endroit de Suède qu’il lui plairait ; enfin elle prétendait que son successeur ne fit aucun changement dans les places qu’elle aurait données. Charles, qui avait cherché d’abord à dissuader Christine de son