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PRÉFACE.

ils regarderaient comme une espèce ridicule dans l’Académie Française la qualité d’honoraires, qui dans les autres académies peut avoir un sens raisonnable. En effet, qu’est-ce qu’un honoraire dans une académie ? c’est un simple amateur, qui ne se pique pas d’avoir approfondi l’objet dont cette académie s’occupe. On conçoit donc que dans l’Académie des sciences, par exemple, et dans celle des belles-lettres, il peut y avoir des honoraires, c’est-à dire de simples amateurs de la géométrie, de la physique, ou des matières d’érudition, qui ne se piquent d’ailleurs d’être ni géouiètres, ni physiciens, ni érudils, et qui ne doivent pas même se piquer de l’être, parce que les places importantes qu’ils remplissent, les objets intéressans dont ils sont occupés, ne leur permettent pas de donner à l’étude de ces sciences profondes le temps et l’application qu’elle exige. Mais dans une académie dont l’objet est le bon goût, qui ne s’apprend point, et la pureté du langage, qu’il serait honteux à un courtisan d’ignorer, que signifierait une classe de simples honoraires, c’est-à-dire, de simples amateurs de la langue et du bon goût, qui ne se piqueraient d’ailleurs ni d’avoir du goût, ni de bien parler leur langue ? Dans les autres académies, des honoraires peuvent n’être pas indispensables, mais peuvent au moins n’être pas déplacés ; dans l’Académie Française, ils ne pourraient jouer qu’un rôle très-embarrassant pour leur amour-propre. Si l’on eût proposé à Scipion et à César, à ces hommes qui joignaient les talens de l’esprit au génie de la guerre, d’être honoraires dans une académie de la langue latine, dont Térence et Cicéron eussent été membres, Scipion et César auraient cru qu’on se moquait d’eux.

L’égalité académique n’est donc pas une simple prérogative de l’Académie Française, mais un des fondemens essentiels de sa constitution ; et qu’on ne pourrait ébranler sans anéantir l’Académie. Aussi avons-nous vu, dans une assemblée publique, le respectable chef (le prince de Beauveau) qui nous présidait, célébrer les avantages de cette égalité précieuse, avec une noblesse vraiment digne de sa naissance, et avec un zèle plus digne encore, s’il est possible, de sou amour éclairé pour les lettres, de l’intérêt dont il a donné tant de preuves à cette compagnie, et surtout de ses talens académiques, si justement couronnés par vos applauJissemens. Quiconque se sentira aussi digne que lui de porter le titre si flatteur et si noble de simple académicien, n’aura point l’humiliante vanité d’en vouloir un autre.

Croira-t-on pourtant qu’une égalité si peu dangereuse, si métaphysicjue pour ainsi dire, et dont les lettres tirent une gloire si modesle, serve de prétexte à la calomnie pour décrier ceux qui les cultivent ? ou plutôt en sera-ton surpris dans un temps où l’imbécile envie, et la basse intrigue, digne de s’y joindre, font armes de tout pour nuire aux vrais talens ? aurons-nous le courage de rappeler ici, même pour la tourner en ridicule, cette imputation si fastidieusement rebattue contre les gens de lettres, qu’ils prêchent l’égalité des conditions ? Faut-il donc un grand effort de philosophie pour sentir que dans la société, et surtout dans uu graudLtat, il est indispen-