Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/63

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tion leur a-t-elle été fatale, un très grand nombre a péri ; et le reste, maltraité par les Jésuites italiens, traîne au milieu de ses confrères, devenus ses ennemis, une vie malheureuse et languissante.

M. de Carvalho, en chassant les Jésuites, en avait fait arrêter trois, qu’on avait déclarés coupables ; mais il ne fut pas assez puissant pour faire exécuter à mort le jésuite Malagrida, qui passait pour le plus criminel. La populace portugaise, ignorante, superstitieuse, et imbue des maximes ultramontaines, n’aurait pas souffert qu’un religieux fût livré au bras séculier pour un crime digne des plus grands supplices, parce que ce crime n’était commis que contre un laïc ; on fut obligé, pour trouver un crime contre Dieu, qui le rendît digne de mort, d’aller chercher quelques mauvais livres de dévotion, ouvrages de l’imbécillité et de la démence, écrits par ce malheureux jésuite ; ce fut uniquement sur ces rapsodies qu’il fut condamné au feu par l’inquisition, non comme coupable de lèse-majesté, mais comme hérétique. On lui reprochait des visions et des miracles dont il avait eu la bêtise de se glorifier ; on lui reprochait surtout d’avoir pu, à l’âge de soixante-quinze ans, se désennuyer tout seul dans sa prison, comme aurait fait un jeune novice ; ce qui pouvait aussi être regardé comme une espèce de miracle, bien digne d’être compté parmi les autres. C’est sur de pareils motifs qu’il fut condamné à la mort la plus cruelle ; l’arrêt ne fit pas même mention du parricide dont il était accusé ; et, comme le remarque très bien Voltaire, l’excès de l’atrocité fut joint à l’excès du ridicule.

C’est une chose plaisante que l’embarras où les Jésuites et les jansénistes se trouvèrent à l’occasion de cette victime immolée à l’inquisition. Les Jésuites, dévoués jusqu’alors à ce tribunal de sang, n’osaient plus en prendre le parti depuis qu’il avait brûlé un des leurs ; les jansénistes qui l’abhorraient, commencèrent à le trouver juste, dès qu’il eût condamné un jésuite aux flammes ; ils assurèrent et imprimèrent que l’inquisition n’était pas ce qu’ils avaient cru jusqu’alors, et que la justice s’y rendait avec beaucoup de sagesse et de maturité. Quelques magistrats même, jusqu’à ce moment ennemis jurés de l’inquisition, semblèrent en cette circonstance s’adoucir tant soit peu pour elle. Un des premiers tribunaux du royaume condamna au feu un écrit où l’inquisition de Portugal était fort maltraitée à l’occasion du supplice de Malagrida ; et dans la dénonciation qui fit condamner cet écrit au feu, on donna beaucoup d’éloges, non pas tout-à-fait à l’inquisition en elle-même, mais à l’examen scrupuleux d’après lequel le jésuite fut livré au bras séculier.