Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/76

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équivoque, comme il avait fait au sujet des sacrements refusés aux jansénistes ; il eut gagné du temps ; il eût accordé aux parlements quelques modifications de l’institut, au moins par rapport aux Jésuites français ; il eût flatté et intéressé les jansénistes par quelque bulle en faveur de la grâce efficace ; enfin il eût amorti les coups qu’on portait à son régiment des gardes. Mais il semble que dans cette affaire les Jésuites et leurs amis aient été frappés d’un esprit de vertige, et qu’ils aient fait eux-mêmes tout ce qu’il fallait pour précipiter leur ruine. Pour la première fois ils se sont montrés inflexibles dans la circonstance où il leur importait le plus de ne pas l’être ; ils ont cabalé en secret et parlé ouvertement à la cour contre leurs ennemis ; ils ont crié que la religion était perdue si on se défaisait d’eux ; qu’on ne les chassait que pour établir en France l’incrédulité et l’hérésie ; et par là ils ont jeté de l’huile sur le feu, au lieu de l’éteindre. Il semble que les jansénistes aient fait à Dieu, pour la destruction de la société, cette prière de Joad dans Athalie :

Daigne, daigne, grand Dieu, sur son chef et sur elle
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De leur destruction funeste avant-coureur.

Aussi ces jansénistes ont-ils bien assuré, dans leur langage dévot, que le doigt de Dieu s’était montré de toutes parts dans cette affaire ; hélas ! a répondu un ci-devant Jésuite, apparemment consolé de ne plus l’être, ce sont bien les quatre doigts et le pouce !

Voilà donc cette société fameuse retranchée du milieu de nous ; plaise au ciel que ce soit sans retour, ne fut-ce que pour le bien de la paix, et qu’on puisse enfin dire : hic jacet ! Ses meilleurs amis sont trop bons citoyens pour penser le contraire ; le rétablissement de cette société remuante, irritée et fanatique, ferait plus de mal à l’État, qu’il ne pourrait, dans l’idée même de ses partisans, procurer de bien à l’Église. Cet événement, si la Providence veut qu’il soit durable, fera non-seulement une époque, mais selon bien des gens, une vraie ère chronologique dans l’histoire de la religion ; on datera désormais dans cette histoire de l’hégire jésuitique[1], au moins en Portugal et en France ; et les jansénistes espèrent que ce nouveau comput ecclésiastique ne tardera pas à être admis dans les autres pays catholiques. C’est le but des prières ferventes qu’ils adressent à Dieu pour le plus grand bien de leurs ennemis, et pour faire rentrer la société en elle-même.

Rien ne sera sans doute plus profitable et plus flatteur pour

  1. On sait qu’hégire signifie fuite, expulsion.